Par Nicole Racine
Née le 14 février 1890 à Paris, morte le 14 novembre 1980 à Fontainebleau (Seine-et-Marne) ; professeure de philosophie ; pacifiste, secrétaire du Comité international des femmes pour la Paix permanente durant la Première Guerre mondiale.
Le père de Jeanne Halbwachs, Gustave Halbwachs, était Alsacien ; encore élève à l’École Normale Supérieure en 1870, il avait opté pour la France après la guerre ; professeur d’allemand, il enseigna principalement à Paris, au lycée Saint-Louis. Sa mère, Félicie Clerc, était fille d’un imprimeur de Belfort. elle avait un frère plus âgé, le futur sociologue, Maurice Halbwachs, né en 1877, mort en déportation à Buchenwald en 1945.
Jeanne Halbwachs fit ses études au lycée Fénelon ; elle confiait été effleurée par les passions politiques de l’Affaire Dreyfus avant dix ans et s’être enthousiasmée pour la Révolution russe de 1905. Elle était déjà de conviction socialiste lorsqu’elle vint préparer l’agrégation des lettres au Collège Sévigné en 1909, dans la classe d’Alain. Elle apprit de lui « pour sa vie tout entière, à la fois à critiquer les idées et à s’efforcer de les mettre en pratique ». Elle fut une des premières femmes, avec Marie-Hélène Latrilhe (devenue Madame Meyerson) et Jeanne Daste à entrer dans le Groupe des étudiants socialistes révolutionnaires où se trouvaient alors Jean Texcier, Henri Laugier, Ignace Meyerson, Marcel Prenant, André Blumel. En 1913, après avoir été reçue première à l’agrégation féminine, au lieu de prendre un poste de professeur en province, elle demeura à Paris, dans sa famille, et donna des cours au Collège Sévigné. « C’était afin de conquérir à la Sorbonne quelques autres diplômes de philosophie mais plus délibérément pour continuer l’enivrante action politique, — pour la Justice. C’est-à-dire de plus en plus clairement pour la paix. »
À la veille des élections législatives de 1914, Jeanne Halbwachs avait adhéré au Parti socialiste. Au même moment, elle entra dans le combat féministe. Elle rejoignit la Ligue du droit des femmes, animée par Maria Vérone, « esprit de courage et d’invention » ; elle participa à l’action qui consistait à demander partout l’inscription des femmes sur les listes électorales : de petits groupes de femmes se mêlaient à la file d’attente des hommes, à la porte des mairies, attendant que le maire leur signifiât le refus ; à la suite de cela, le maire était cité en justice de paix par les soins de la Ligue et un avocat, Maître Lhermite, mari de Maria Vérone, plaidait publiquement, devant un tribunal populaire, la cause des femmes. Jeanne Halbwachs se rendit ainsi à la mairie du XIIIe arrondissement pour réclamer l’inscription des femmes ; une caricature parue dans le journal radical, Le Rappel (19 février 1914) évoqua son action (on y voyait un ivrogne au pied d’un réverbère ; une jeune personne, une serviette sous le bras passait en disant : « il l’a, lui, le droit de vote ! » En épigraphe : « Mademoiselle Halbwachs est agrégée des lettres »). Elle prit la parole dans les réunions électorales de tous partis afin d’exiger le droit de vote pour les femmes. Elle écrivait dans Les Femmes Socialistes, petite revue dirigée par Marianne Rauze, pour demander aux femmes d’arrêter la guerre en imitant l’exemple des Italiennes durant la guerre de Tripolitaine. Elle ressentit comme un reniement le ralliement du Parti socialiste et des organisations syndicales à la « Guerre du Droit ».
À la rentrée d’octobre 1914, le jeu de relations familiales et du hasard lui fit offrir par Victor Basch (beau-père de son frère), président de la Ligue des droits de l’Homme, un travail à mi-temps, au service du contentieux de la Ligue. La première lueur lui fut apportée par Au-dessus de la mêlée de Romain Rolland.
Jeanne Halbwachs ne retourna ni à la section socialiste du XIIIe arrondissement, ni à la Ligue de Maria Vérone, celle-ci ardemment convertie à la guerre. Elle participait aux réunions semi-clandestines des Étudiants socialistes révolutionnaires ; quelques rumeurs parvenaient sur Liebknecht et Rosa Luxemburg, et sur ce qui devait être la rencontre internationale de Zimmerwald. Le bureau du contentieux où elle travaillait à la Ligue des droits de l’Homme devint un lieu de rencontre pacifiste ; Alfred Rosmer venait souvent, parlant de Alphonse Merrheim et de Marcel Martinet. Dans les premiers mois de 1915, la Ligue du droit des femmes ralliée à l’Union Sacrée refusa de participer à un Congrès international des femmes, prévu à La Haye pour avril 1915, et dont l’initiative revenait à Jane Addams et à des associations féministes d’Amérique et de Hollande. Jeanne Halbwachs, Gabrielle Duchêne se rallièrent immédiatement à l’idée du congrès et envoyèrent une lettre d’adhésion à La Haye, signée de quelques noms. Le congrès avait créé le Comité international des Femmes pour une Paix permanente et celui-ci comptait une section française, composée du noyau initial grossi de Séverine. Copie de la lettre d’adhésion au congrès de La Haye fut envoyée à Romain Rolland. Jeanne Halbwachs lui écrivit le 22 mai 1915 : « Votre parole est la seule qui entretienne en ce moment l’espoir et qui force à affirmer que le passé n’est pas mort [...]. Que faire ? Il devrait y avoir une action possible. Nous cherchons passionnément dans vos articles un conseil, une indication. Le sentiment de notre impuissance, qui nous apparaît parfois comme un remords, se fait plus lourd encore quand il nous semble comprendre que vous ne savez pas ce qu’il faut faire, que personne ne le sait ». Romain Rolland* répondit ainsi : « Votre lettre et votre adresse me sont une joie. Je souffrais de n’entendre aucune voix de femme s’élever en France pour l’apaisement, alors que du moins un petit nombre d’hommes restent fidèles à l’idéal humain... Ne désespérez jamais ! Ne perdez jamais la pensée que bien d’autres, dans le monde, souffrent des mêmes souffrances et tâchez de les connaître, afin de vous entr’aider ! Je m’offre, autant que je le puis, pour rapprocher vos mains de celles qui vous cherchent dans la nuit » (28 mai 1915, Journal des années de guerre..., pp. 376-377).
La réponse de Romain Rolland « a été l’acte de naissance véritable de la petite équipe ». Elle allait constituer la Section française de la Ligue internationale des femmes pour la Paix permanente, créée à la suite du congrès de La Haye (s’y retrouvèrent Séverine, Gabrielle Duchêne, Jeanne Halbwachs, Madeleine Rolland, Marthe Bigot, Marguerite Rosmer). La conséquence la plus mémorable du congrès de La Haye — nous dit J. Alexandre — fut de s’être trouvée à l’origine de l’engagement absolu d’Alain dans l’action politique pour la paix ; en même temps son alliance avec Michel Alexandre a été scellée.
En septembre 1915, Michel Alexandre, alors professeur de philosophie à Chaumont, envoyé par Alain, entrait en contact avec ce petit groupe pour l’orienter vers une action pacifiste plus déterminée ; il apporta « aux quelques femmes, à la fois indécises et timides qui prétendaient arrêter la guerre, la force de sa pensée dans l’inspiration d’Alain et l’élan de son intarissable dévouement ». Le petit groupe de femmes se réunissait dans un modeste local, 32, rue Fondary dans le XVe arrondissement, au siège de l’« Office du travail féminin à domicile », fondé par Gabrielle Duchêne. Voilà le petit groupe réveillé nous dit J. Alexandre ; l’accord se fit en quelques jours sur un projet conçu par Michel Alexandre, la publication d’une brochure où seraient exposées les conditions d’une paix proche sinon immédiate. Michel Alexandre rédigea un texte qui, réduit par Jeanne Halbwachs, devint la brochure Un devoir urgent pour les femmes (novembre 1915). La brochure (10 000 exemplaires) imprimée à l’Émancipatrice sans avoir été soumise à la censure, lancée sous le chapeau du Comité international des femmes pour la paix permanente, fut distribuée par la poste à des membres féminins de l’enseignement et des postes. Elle déclencha le scandale dit de la rue Fondary ; la presse en parla ; la justice militaire s’était tout de suite saisie de l’affaire ; la présidente du Comité, G. Duchêne, et la secrétaire, Jeanne Halbwachs, furent interrogées. La correspondance de Jeanne Halbwachs fut surveillée par la police.
Jeanne Halbwachs estimait qu’à partir de ce moment, sa vie s’est confondue avec celle de Michel Alexandre (ils se sont mariés en août 1916). Relevons cependant la part qu’elle a prise, au lendemain du scandale Fondary, à l’effort pour rapprocher les différents opposants à la censure et à la guerre. Le bureau du contentieux de la Ligue des droits de l’Homme devint un centre de liaisons secrètes, difficiles à établir alors ; Mathias Morhardt, membre du Comité central de la Ligue, y travaillait pour la minorité pacifiste ; les séances de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre y étaient souvent préparées. À partir du 8 janvier 1916 et jusqu’à l’automne 1916, elle publia chaque semaine un article signé d’abord « Une Camarade », puis, de son nom, dans Le Populaire du Centre, qui paraissait à Limoges, devenu, avec le député Pressemane, la place forte de la minorité pacifiste de la SFIO. Jusqu’en avril 1917, date à laquelle elle quitta le parti, elle a collaboré occasionnellement au Populaire hebdomadaire, organe de la minorité socialiste.
Comme Michel Alexandre, Jeanne Alexandre a partagé sa vie entre l’enseignement de la philosophie et l’action politique. Elle a été professeur à Nîmes où elle resta jusqu’en 1927, à Versailles, à Limoges pendant la Seconde Guerre mondiale, puis à Paris (lycée Victor Hugo, lycée Victor Duruy). Comme lui, portée par une admiration totale pour Alain, la politique a été pour elle l’entreprise des Libres Propos qu’il fallait maintenir comme le moyen, l’instrument de la défense de la paix. Elle en a esquissé l’histoire ultérieurement.
Après le 6 février 1934, elle adhéra au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), représentant les femmes dans le Comité fondateur. Elle n’y prit de responsabilité que la dernière année, et en marge. Après l’accord de Munich, elle fut l’une des fondatrices d’un petit groupement de femmes dont le nom « Septembre 1938 » annonçait la couleur ; s’y retrouvèrent Magdeleine Paz, Germaine Decaris, Marie Vidalenc, Renée Martinet, M.-Thérèse Emery. Le groupe publia au début 1939 une brochure sur la guerre des gaz, rédigée par Jeanne Alexandre, La défense passive. La mort masquée, dont la partie scientifique avait été contrôlée par le professeur Langevin.
En septembre 1939, Jeanne Alexandre fut impliquée en même temps que Michel Alexandre* dans l’affaire du tract « Paix immédiate », rédigé par L. Lecoin. À la rentrée scolaire, Michel et Jeanne Alexandre suivirent leurs classes de Louis-le-Grand et de Versailles à Clermont-Ferrand où elles avaient été repliées et y enseignèrent jusqu’à l’armistice. À l’automne 1940, Michel et Jeanne Alexandre regagnaient Paris. En décembre 1940, Michel Alexandre se voyait interdit d’enseigner pour raisons raciales ; en juin 1941, il était arrêté par la Gestapo et interné un mois au camp de Royal-Lieu. En janvier 1942, Jeanne et Michel Alexandre gagnèrent Limoges en zone libre, où Jeanne Alexandre, non juive, avait été nommée. Après la guerre, Jeanne et Michel Alexandre revinrent à Paris, se tenant à l’écart de la politique. Après la mort de Michel Alexandre en décembre 1952, Jeanne Alexandre s’attacha à rassembler et à publier les cours qui le font revivre.
Par Nicole Racine
ŒUVRE CHOISIE : « En souvenir de Michel Alexandre*... », En souvenir de Michel Alexandre*, leçons, textes, lettres. Mercure de France, 1956, XXVI-559 p. (nouvelle édition, 1959). — J.-Michel Alexandre*, Esquisse d’une histoire des Libres Propos (Journal d’Alain), Bulletin de l’Association des Amis d’Alain n° 25, décembre 1967. — M.-J. Flamand, « En souvenir de Jeanne Alexandre », Bull. de l’Ass. des Amis d’Alain, n° 51, décembre 1980.
SOURCES : Arch. Nat. F7/13371 et F7/13574, rapport du 11 décembre 1915. — Arch. PPo. BA/1558, BA/1560, classement provisoire 295. — Entretiens avec Jeanne Alexandre (1978). — Manuscrit rédigé par Jeanne Alexandre (décembre 1978-janvier 1979). — Annette Becker, Maurice Halbwachs, intellectuel en guerres mondiales 1914-1945, Paris, Agnès Viénot Editions, 2003, 400 p. — Cédric Weiss, Jeanne Halbwachs-Alexandre. Une pacifiste intégrale. Une alinienne dans la mêlée, mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 2004, publié aux Presses universitaires d’Angers, 2005.