JEANSON Francis

Par Marie-Pierre Ulloa

Né le 7 juillet 1922 à Bordeaux (Gironde), mort le 1er août 2009 à Arès (Gironde) ; philosophe existentialiste ; collaborateur de Jean-Paul Sartre* ; leader du réseau Jeanson dit réseau des « porteurs de valises » pendant la guerre d’Algérie.

Francis Jeanson naquit en 1922 dans une famille qui appartenait à la petite bourgeoisie catholique bordelaise : son père, Henri Jeanson, était directeur de l’agence du Comptoir national d’escompte de Paris à La Réole. Sa mère, née Renée Guérineau était sans profession, employée de banque sur l’acte de naissance de Francis. Le divorce de ses parents en 1934 l’affecta profondément. Il resta à Bordeaux avec sa mère et ses grands-parents et ne vit pas son père pendant onze ans. Son grand-père, Benjamin Guérineau travailla au cabinet du maire de Bordeaux de 1905 à 1926 en tant que secrétaire particulier puis chef de cabinet. Francis Jeanson fit ses études secondaires au lycée Montaigne et reçut son baccalauréat de philosophie en juillet 1940. Bordeaux, en zone occupée, vivait sous le joug nazi. Or les trois premières années de la guerre, que Jeanson passa à la Faculté des Lettres de Bordeaux, représentèrent une étape grisante de sa vie. Kant, Bergson et son professeur d’études littéraires, Henri Guillemin, exercèrent une influence majeure sur l’apprenti philosophe. Son Diplôme d’études supérieures de philosophie, en poche le 10 juin 1943, Jeanson quitta la France afin d’échapper au STO. Son ancien professeur d’histoire-géographie du lycée Montaigne, Louis Joubert, du réseau de résistance Organisation civile et militaire (OCM), lui trouva une filière de passage en Espagne, mais Jeanson fut arrêté puis interné au camp de Miranda de Ebro le 7 juillet 1943, le jour de ses vingt-et-un ans.

Miranda était un camp de concentration dans lequel les conditions de vie étaient misérables : nourriture infecte et rats à profusion. Jeanson, frappé d’une pleurésie, fut évacué du camp pour le balnéario de Molinar où les conditions de détention étaient moins strictes. Désigné chef de camp, il servit d’intermédiaire entre les prisonniers et les autorités. Le 1er décembre 1943, Jeanson et ses compagnons furent libérés sous les auspices de la Croix Rouge Française qui les conduisit en Afrique du Nord. Incorporé dans l’armée d’Afrique, son arrivée lui réserva une surprise de taille : son enrôlement, contre son gré, dans l’armée giraudiste. Détaché à la Direction du matériel d’Alger le 30 janvier 1944 et désirant rejoindre une zone de combat, Jeanson déserta par esprit de révolte face à cette lutte d’influence entre les généraux de Gaulle et Giraud qui entraînait sciemment les giraudistes à immobiliser leurs recrues. Il contacta alors le Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), service gaulliste clandestin créé en juin 1940 par le colonel Passy. Lors d’une cérémonie en l’honneur du quatrième anniversaire de l’appel du 18 juin, Jeanson livra une profession de foi gaulliste, le 18 juin 1944 à Meknès, au nom des évadés de France, puis participa à la campagne d’Alsace dans une unité de déminage de janvier à août 1945.

Au retour de la guerre, il s’inscrivit à la Sorbonne pour passer l’agrégation de philosophie. Durant cette année, il dévora l’œuvre de Jean-Paul Sartre qui fut la rencontre intellectuelle déterminante de sa vie. Ne pouvant passer le concours de l’agrégation étant tuberculeux, il écrivit Le Problème moral et la pensée de Sartre en 1947, ouvrage qui fit date. Sartre fut si enthousiasmé à sa lecture qu’il accepta de le préfacer. Cet honneur lui mit le pied à l’étrier et Jeanson fut perçu d’emblée comme « le disciple élu ». L’interdit de l’agrégation l’éloignant du professorat, le débouché logique de l’élitisme méritocratique qu’il incarnait, Jeanson opta pour une autre version du choix philosophique, l’écriture. Il écrivit des articles dans La France intérieure, une revue issue de la Résistance. Sa première chronique inaugura une série sur « Ce Mal du Siècle : L’Absurdisme », dans laquelle il mit à mal Camus en louant Sartre. Francis Jeanson inaugura alors une fonction qu’il occupa durant des années, celle de vulgarisateur de la philosophie sartrienne.

Fort de la caution sartrienne, Le Problème moral et la pensée de Sartre connut un retentissement que le premier ouvrage d’un jeune auteur n’obtient que rarement. Cet essai joua un rôle décisif dans la poursuite de sa carrière, lui apportant la garantie d’une insertion rapide dans le sérail intellectuel parisien. Jeanson collabora aux deux revues-phares qui dominaient le paysage intellectuel de l’après-guerre, Les Temps Modernes et Esprit, la revue d’Emmanuel Mounier. Il pénétra simultanément l’univers des Éditions du Seuil grâce au soutien de Mounier. Sa récente notoriété, avec la reconnaissance des pairs, lui permit d’appuyer ses prises de positions publiques. Sartre concevait Les Temps Modernes comme le support privilégié d’une nouvelle philosophie, l’existentialisme, et cet instrument lui permit de commuer son positionnement dans le milieu intellectuel en une entreprise collective à laquelle Jeanson prit pleinement part (Jeanson était aussi le gérant de la revue). Il joua un rôle de plus en plus visible au sein de la République des Lettres après le tournant des années 1950 ; il publia notamment un article sur le prolétariat en 1951 dans Esprit et son épître incendiaire de mai 1952 contre L’Homme révolté d’Albert Camus dans Les Temps Modernes. Francis Jeanson connut également sa première expérience d’engagement politique au Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), mais ce fut une aventure politique vite avortée.

En 1951 Albert Camus publia L’Homme révolté, dans lequel il tentait d’élucider ce mystère : comment l’homme, au nom d’un idéal révolutionnaire, peut être amené à cautionner le meurtre collectif ? Camus dénonçait la démission consentante de l’intelligentsia de gauche qui passait sous silence les réalités soviétiques pour ne pas déstabiliser l’idée de Révolution. Sartre demanda à Jeanson de rendre compte de l’essai en mai 1952, il apparut alors comme le second couteau de Sartre. Ce fut « Albert Camus ou l’âme révoltée » qui entraîna la rupture définitive entre Sartre et Camus.

Jeanson accusa Camus de nier l’histoire et trouva inadmissible qu’il utilisât des lectures de seconde main pour critiquer Hegel et Marx. Comment s’arroger le droit de porter un regard critique sur le messianisme révolutionnaire de Marx si Camus n’avait pas l’honnêteté intellectuelle d’aller à la source même des textes incriminés ? La chute de la critique jeansonienne était implacable : « L’Homme révolté, c’est d’abord un grand livre manqué ». Camus réfuta la critique de Jeanson et réaffirma sa foi en un socialisme libéral qui renierait la légitimation du meurtre au nom d’une prétendue fin heureuse de l’Histoire. La querelle idéologique entre Sartre et Camus, via Jeanson, entérina le tournant politique de Sartre qui officialisa sa position de « compagnon de route » du PCF en publiant « Les Communistes et la paix » dans Les Temps Modernes entre 1952 et 1954. Après la sentence jeansonienne, Sartre excommunia Camus et Jeanson se chargea de l’achever en août 1952 dans son second article sous un titre évocateur, « Pour tout vous dire… ». Mais cette affaire, si elle paraissait amuser Jeanson, ne cessa de tourmenter Camus qui la relata dans son roman à consonance autobiographique La Chute. La rupture entre Sartre et Camus, dont Jeanson a été le médiateur public, révéla dans son itinéraire intellectuel la constance, depuis la fin de la guerre, d’un certain décalage historique. En effet, Jeanson était gaulliste de gauche à la Libération tandis que c’était l’âge d’or des communistes au sein du milieu intellectuel, auréolés de leur tribut payé à la Résistance. En 1952 en revanche, alors que le sens de l’engagement auprès d’un Parti communiste isolé ne jouissait plus de la même légitimité après la guerre de Corée et les révélations sur les camps soviétiques, Sartre s’en rapprocha pour devenir « compagnon de route » et Francis Jeanson le suivit dans cette voie. En 1953, sur la demande de Sartre, Jeanson participa à l’ouvrage collectif L’Affaire Henri Martin, sollicitant la grâce présidentielle de ce marin communiste qui avait diffusé des tracts à Toulon en 1949 contre la guerre d’Indochine. En 1956, alors que Sartre condamnait l’intervention soviétique à Budapest, Jeanson s’y refusa, d’où la brouille qui s’ensuivit entre les deux intellectuels. La révélation du rapport Khrouchtchev sur les crimes staliniens n’ébranla pas non plus le philocommunisme de Jeanson.

D’autre part, Jeanson participa au débat intellectuel en tant que membre du comité de lecture du Seuil dès 1950 et directeur de la collection « Écrivains de toujours ». Les Éditions du Seuil recrutèrent Jeanson car ils avaient besoin d’un représentant existentialiste de renom face à leur concurrent Gallimard dont Sartre contribua à faire la renommée. Jeanson remplaça également Albert Béguin à la tête de la collection « Écrivains de toujours » car la disparition prématurée de Mounier en 1950 amena Béguin à lui succéder à la direction de la revue Esprit. Sous la responsabilité de Jeanson, trente-deux volumes furent publiés de 1951 à 1956. Cette collection se présenta immédiatement comme une victoire éditoriale pour Le Seuil qui s’imposa avec ce nouveau concept de vulgarisation littéraire de qualité. Une caractéristique qui en fit son originalité : la sollicitation d’auteurs vivants qui jouèrent le jeu : Malraux, Mauriac (avec lesquels Jeanson nouera des liens profonds), Montherlant, Colette, Sartre.

Durant ces années où il évolua dans les cercles intellectuels parisiens, Francis Jeanson suivit de près les événements d’Algérie. Ayant découvert l’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, il constata alors que les Européens d’Algérie étaient majoritairement vichystes et collaborationnistes. L’opinion, attentiste et pétainiste ne soutint pas de Gaulle. Il ne s’éveilla pas aux réalités du peuple algérien, occultées à l’époque par la lutte contre le nazisme. Le philosophe retourna en Algérie de septembre 1948 à mai 1949, après son mariage avec Colette Johnson, à Paris (VIIIe arr.) en juillet 1948, mariage dont Sartre était le témoin. Sur place, ils prirent conscience du sort réservé aux musulmans grâce aux rencontres avec des nationalistes modérés tel Ferhat Abbas.

À peine rentré en France, Jeanson fut invité par le Centre régional d’art dramatique d’Alger pour une tournée de conférences sur le théâtre sartrien. Après avoir côtoyé la misère des Algériens, il vit le luxe des réceptions des colons. Jeanson fut abasourdi par l’attitude des grands colons et celle de l’administration française. À son retour en France, il écrivit « Cette Algérie conquise et pacifiée… » dans Esprit au printemps 1950. En juin 1952, il récidiva dans Les Temps Modernes en publiant un article critique de « la logique du colonialisme » : l’« exploitation capitaliste et le mépris raciste ».

Néanmoins, jusqu’au déclenchement de la guerre d’Algérie en novembre 1954, la situation algérienne n’occupa que peu la conscience de Jeanson qui consacra ses forces à contrer l’anticommunisme. En France, les Jeanson échangèrent fréquemment avec les Algériens du FLN. Les Jeanson entendaient obliger la conscience collective à appréhender la colonisation de l’Algérie sous l’angle de l’oppression du peuple algérien. Cet engagement contre le colonialisme s’exprima pleinement dans L’Algérie hors la loi, publié en 1955 par le Seuil après quelques réticences et constitua le premier essai d’analyse du mouvement national algérien. L’accueil réservé à L’Algérie hors la loi par la presse s’apparenta au silence étudié, à quelques exceptions près. Ce furent les jugements des milieux de gauche qui attristèrent Jeanson, notamment l’article de Jean Daniel dans L’Express du 13 janvier 1956, « Entre le chagrin et le haussement d’épaules ».

La production éditoriale d’une littérature de contestation de la guerre d’Algérie ne prit forme qu’à partir du printemps 1957, avec la publication de Contre la torture de Pierre-Henri Simon, Pour Djamila Bouhired de Georges Arnaud et Jacques Vergès, La Question d’Henri Alleg et L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet. L’Algérie hors la loi était un essai prémonitoire mais trop en avance sur son temps, l’indépendance ne faisant pas encore partie du cadre mental de l’époque. Jeanson ne se contenta pas d’écrits pro-algériens, il créa un réseau d’aide pratique aux Algériens et ce réseau, dit « réseau Jeanson », promouvait un nouveau mode d’engagement en offrant aux Français un instrument qui ne les enrôlait ni au service de la patrie, ni au service du parti mais les maintenait, dans la logique jeansonienne, au service de la France alors qu’objectivement il combattait contre ses compatriotes français. Dès 1956, l’appartement des Jeanson tenait lieu de repaire pour les Algériens, notamment Salah Louanchi, responsable de la Fédération de France du FLN. Jeanson se mua en chauffeur de taxi et sollicita un cercle restreint d’intimes pour trouver des lieux d’hébergement. Outre sa femme Colette, il mobilisa le « réseau » du Seuil : Monique Cahen, Étienne et Paule Bolo qui lui présentèrent une enseignante communiste, Hélène Cuénat déçue par l’attitude timorée des communistes. Ce noyau ne constitua pas encore un réseau, aucune structure clandestine ne présidait à son regroupement. En 1957, Omar Boudaoud, le nouveau responsable de la Fédération de France du FLN, réprouva l’attitude de Jeanson qui menait une vie publique. C’est alors que Jeanson entra en clandestinité et structura le réseau le 2 octobre 1957 : chaque militant était investi d’un secteur d’activité : le transport, l’hébergement, la sécurité et, plus tard, le passage des frontières et les faux papiers. Trois prêtres de la Mission de France se joignirent au réseau, les abbés Davezies, Urvoas et Mamet, ainsi que Jacques Vignes, ami d’enfance de Jeanson. La mission la plus délicate du réseau était la centralisation de l’argent. Les percepteurs du FLN levèrent dans les quartiers à forte densité maghrébine, par l’emploi de la force s’il le fallait. Les cotisations mensuelles des Algériens – 2 000 francs de l’époque – étaient exigés pour les salariés et un versement au prorata du chiffre d’affaires pour les commerçants. Les militants français devaient accomplir la fastidieuse tâche de comptabilisation de l’argent. Pour sortir les fonds hors de France, le réseau s’appuya sur Henri Curiel, grande figure de l’internationalisme prolétarien. D’autre part, Boudaoud informa Francis Jeanson durant l’été 1958 du projet du FLN de créer un second front en France. Jeanson estima que de tels actes terroristes contre des civils seraient contre-productifs pour le FLN et isoleraient davantage encore les anticolonialistes français. Jeanson menaça de dissoudre le réseau et il semblerait qu’il ait obtenu gain de cause auprès de Boudaoud. Néanmoins, la Fédération de France ne souhaita pas qu’il soit dit qu’un Français avait pu influencer la ligne politique du FLN.

Jeanson décida également de publier Vérités pour dès septembre 1958 ; le réseau voulut rendre publique son action en « publiant la clandestinité ». La guerre d’Algérie vit fleurir, à la suite de Vérités pour, d’autres bulletins conçus sans Jeanson, mais animés par la même mission de promouvoir la vérité dérangeante de la guerre d’Algérie : Vérités Anticolonialistes et Vérité-Liberté. Vérités pour se prononçait en faveur de l’insoumission et de la désertion et revendiquait deux adhésions prestigieuses, Vercors et Sartre. Vercors accorda un entretien à Vérités pour en 1959 dans lequel il apportait son soutien au réseau en esquissant un parallèle entre la résistance au nazisme et celle à la guerre d’Algérie. Sartre exprima aussi sa solidarité avec Jeanson et impliqua ses amis des Temps Modernes : Marcel Péju, Claude Lanzmann, Simone de Beauvoir. Il fustigeait dans son analyse la frilosité de la gauche. En effet, le Parti communiste était réticent à apporter son soutien à la lutte algérienne, par crainte de « se couper des masses ». Curiel invita Jeanson à rencontrer la direction communiste en 1958, Laurent Casanova et Waldeck Rochet*. Le PCF refusa de s’engager concrètement aux côtés des Algériens mais chercha à atténuer son discrédit politique depuis 1956. De son côté, Jeanson espérait que le PCF accepterait de tolérer que des militants communistes travaillent pour le réseau, mais le dialogue fut vite avorté. Les relations entre le réseau et les forces de la gauche non communiste ne furent pas davantage fécondes. Le Parti socialiste autonome (PSA) ne cautionna pas le réseau. Certains adhérents du PSA, telle Christiane Philip, fille d’André Philip*, qui deviendra la seconde femme de Jeanson, placèrent leurs cartes en lieu sûr. Le réseau Jeanson demeura isolé par rapport à ses alliés naturels, socialistes et communistes.

Le 15 avril 1960, Jeanson anima à Paris une conférence de presse clandestine à la suite de l’arrestation de membres du réseau en février 1960, dont Hélène Cuénat, à laquelle assistait notamment le journaliste Georges Arnaud qui en rendit compte dans Paris-presse l’intransigeant de manière tonitruante. Jeanson dévoilait la somme de quatre cents millions de francs mensuels collectés par le réseau, alors que la police avançait le chiffre de treize millions saisis. Francis Jeanson, Hélène Cuénat et Jacques Vignes, les trois piliers-permanents du réseau, percevaient un salaire de la Fédération de France ponctionné sur l’argent collecté (75 000 francs par mois). L’argent donné par des Algériens à des Français réduisait la revendication de Jeanson d’une totale indépendance à l’égard des Algériens. Jeanson prit de nouveau la plume pour justifier ses actes dans Notre Guerre en juin 1960, qui fut censuré dès sa sortie. Notre Guerre ne séduisit pas la majorité de la gauche dont les opinions se reflétaient davantage dans les positions d’Esprit, de France-Observateur et de L’Express. Seuls Les Temps Modernes, avec Marcel Péju, furent solidaires du réseau. Jeanson et Les Temps Modernes proposaient à la gauche comme horizon politique l’avènement, par le biais de la lutte de libération algérienne, du socialisme en France. C’est Jean Daniel qui livra en mai 1960 l’analyse la plus fine du défi politique représenté par le réseau Jeanson dans Esprit. Il mentionna que la trajectoire historique de la gauche française n’était pas anticolonialiste par essence et accusa Jeanson d’opérer une instrumentalisation de la révolution algérienne en niant la dimension arabo-islamique du mouvement algérien.

Jeanson toujours traqué par la police, Curiel prit la relève. La passation de pouvoir entre les deux hommes révéla d’importantes divergences politiques. Curiel ne cultivait aucune illusion quant au prétendu « socialisme » du FLN. Il estimait que la mission du FLN était de libérer l’Algérie et non de raviver la fibre révolutionnaire en France. La guerre d’Algérie exacerba les tensions au sein de la gauche. Jeanson cristallisa ces déchirements franco-français de la guerre d’Algérie : il servit de bouc émissaire aux uns et de caution symbolique aux autres. Ce statut de Janus fut amplifié lors du procès du réseau Jeanson qui s’ouvrit en septembre 1960 à Paris en l’absence du principal accusé. Les détenus furent inculpés pour atteinte à la sûreté de l’État tandis que le président du Tribunal proscrivit l’utilisation de l’expression « guerre d’Algérie » . Malgré son absence dans la salle du Cherche-Midi, où avait jadis jugé le capitaine Dreyfus, la voix jeansonienne n’était pas occultée : Hélène Cuénat fut son porte-parole. Le lendemain de l’ouverture du procès, Jérôme Lindon, le directeur des Éditions de Minuit, publia la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, dit « Manifeste des 121 ». Le procès Jeanson entraîna la mobilisation de la communauté intellectuelle, si bien que Sartre et Simone de Beauvoir constituèrent Roland Dumas*, l’avocat du réseau, comme avocat afin de marteler leur filiation avec Jeanson. Le « Manifeste des 121 » était à la fois un acte de solidarité avec le réseau et un acte de reconnaissance des déserteurs et des insoumis. Le mardi 20 septembre 1960, Roland Dumas interrompit l’audition de Claude Lanzmann pour faire lecture d’une lettre « écrite » par Sartre du Brésil. Le vocable qui définit pour la postérité le réseau Jeanson se trouvait dans la « lettre de Sartre » qui déclarait : « Si Jeanson m’avait demandé de porter des valises ou d’héberger des militants algériens […] je l’aurais fait sans hésitation. » C’est le 1er octobre 1960 que le verdict du procès Jeanson tomba : les peines les plus lourdes furent requises contre quatorze accusés, dont Hélène Cuénat et Francis Jeanson : condamnés à dix ans de prison, 70 000 nouveaux francs d’amende, cinq ans d’interdiction de séjour et la privation des droits civiques.

Jeanson, toujours fugitif, vit néanmoins sa vie s’apaiser après la proclamation de l’indépendance algérienne en 1962. Jeanson rejeta l’option tiers-mondiste. Il ne voulut pas devenir un « pied-rouge » à la différence d’anciens membres de son réseau. L’indépendance de l’Algérie acquise, il décida de se désengager. Il voulut se réinsérer dans la société française ; cette réinsertion s’opéra à travers une maison d’édition et une revue : Le Seuil et Les Temps Modernes. Le philosophe, marginalisé du circuit éditorial à partir de 1957, espérait retrouver sa position initiale dans le monde éditorial d’avant la guerre d’Algérie, comme si son engagement n’avait constitué qu’un accident de parcours. Le Seuil accepta de le soutenir financièrement et de le garder comme auteur, mais rejeta le collaborateur. De plus, après le règne de l’existentialisme, c’était dorénavant la vogue du structuralisme, personnifiée au Seuil par Tel Quel, Philippe Sollers et Roland Barthes. Tel Quel était une revue-phare conçue notamment comme un instrument de contestation de l’hégémonie sartrienne. Jeanson se confronta à la pensée structuraliste durant les années 1970 et 1980 dans ses écrits sur la psychiatrie, notamment dans La Psychiatrie au tournant, ou grandeur et misère de la psychiatrie, dans lequel il mit en question la notion de maladie mentale et adopta une attitude distanciée envers le discours idéologique de Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, en continuant à puiser à la source éthique sartrienne. S’il n’approuvait pas le nouveau courant de pensée qui dominait la scène intellectuelle à partir des années 1970, il se rattacha cependant à la modernité culturelle dans le domaine cinématographique, puisque la Nouvelle Vague, en la personne de Jean-Luc Godard, lui demanda de figurer dans La Chinoise, tourné en 1967. Jeanson surprit en refusant de se livrer à l’apologie de la violence quand une étudiante maoïste, interprétée par Anne Wiazemski, l’interpela sur le bien-fondé de l’assassinat d’une personnalité communiste « contre-révolutionnaire » en se réclamant de son action pendant la guerre d’Algérie.

La réinsertion manquée de Jeanson au Seuil fut compensée durant ces années-là par son retour aux Temps Modernes en bénéficiant d’une double promotion : il fit partie du comité de rédaction et était codirecteur de la collection. La réinsertion sociale de Jeanson après la guerre d’Algérie fut aussi facilitée par la double intervention du pouvoir politique : par la loi, qui l’amnistia le 17 juin 1966, et par une médiation politique aux enjeux culturels, quand le ministre des Affaires culturelles, André Malraux*, lui confia en 1967 la préfiguration de la Maison de la culture de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Néanmoins, dès novembre 1967, Jeanson subit les attaques du député-maire de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), André Jarrot, défenseur de l’Algérie française. Francis Jeanson, amnistié par le pouvoir gaulliste, demeura toujours le prisonnier de la guerre d’Algérie.

L’action qu’il entreprit à Chalon-sur-Saône situa Jeanson dans la problématique annonciatrice de Mai 68. En 1967, l’action culturelle était balbutiante et Jeanson était l’un de ses promoteurs. Le ministère des Affaires culturelles lui commanda en 1968 un rapport sur « la définition d’une Maison de la Culture ». À la suite à la réunion au Théâtre de la Cité de Villeurbanne des directeurs de théâtres populaires et de Maisons de la Culture, tels Roger Planchon, Georges Wilson, Ariane Mnouchkine, Jeanson devint le 25 mai 1968 le théoricien de la « plate-forme de Villeurbanne pour l’action culturelle » pour les exclus de la culture, pour lesquels Jeanson créa le concept de « non-public ». Jeanson transforma cette notion en doctrine d’intervention en élaborant le concept « d’animation culturelle » qui eut son heure de gloire sous le ministère Jacques Duhamel. Toutefois, Jeanson donna sa démission de ses fonctions de directeur de la Maison de la Culture en 1970, après la campagne menée contre lui par André Jarrot, mais il fut soutenu par le ministère des Affaires culturelles et par le Premier ministre Chaban Delmas. Il resta à Chalon jusqu’en 1972. Des années 1970 jusqu’à 2009, Jeanson se consacra à l’écriture, ainsi qu’à la création en 1984 de l’association Sud-Ouest formation recherche (Sofor) pour les personnels de l’action psychiatrique, dont il était le président. Il fut également le président de l’association Sarajevo pour une Bosnie multiethnique dans les années 1990.

Ainsi Francis Jeanson participa à toutes les grandes batailles idéologiques qui traversèrent la France et l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale : le nazisme, le communisme, le colonialisme, la libéralisation de la société des années 1970. Il incarna la figure de l’intellectuel engagé contre la guerre d’Algérie et, au-delà, contre toute entreprise coloniale.

Divorcé de Colette Johnson en avril 1966, il épousa Christine Philip (fille d’André Philip) en secondes noces à Roquebrune-sur-Argens (Var), en septembre suivant.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article87316, notice JEANSON Francis par Marie-Pierre Ulloa, version mise en ligne le 5 avril 2010, dernière modification le 17 janvier 2022.

Par Marie-Pierre Ulloa

ŒUVRE : Le Problème moral et la pensée de Sartre, Éditions du Myrte, 1947 (nouvelle édition Le Seuil, 1966). — Montaigne par lui-même, Le Seuil, 1951. — Sartre par lui-même, Le Seuil, 1955. — L’Algérie hors la loi, en collaboration avec Colette Jeanson, Le Seuil, 1955. — Notre Guerre, Éditions de Minuit, 1960. — La Révolution algérienne. Problèmes et perspectives, Milan, Feltrinelli, 1962. — La Foi d’un incroyant, Le Seuil, 1963 (nouvelle édition Points Sagesses, 1976). — Lettre aux femmes, Le Seuil, 1965. — Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Le Seuil, 1966. — Sartre. Les écrivains devant Dieu, Desclée de Brouwer, 1966. — L’Action culturelle dans la cité, Le Seuil, 1973. — Sartre dans sa vie, Le Seuil, 1974. — Discours sans méthode, entretiens avec Henri Laborit, Stock, 1978. — Éloge de la psychiatrie, Le Seuil, 1979. — La Psychiatrie au tournant, ou grandeur et misère de la psychiatrie, Le Seuil, 1987. — Algéries. De retour en retour, Le Seuil, 1991.

SOURCES : Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence, de la Résistance à la guerre d’Algérie,, Berg International, 2001. — Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les porteurs de valises, la résistance française à la guerre d’Algérie, Albin Michel 1979, rééd. Le Seuil, 1982. — Marcel Péju, Le procès du réseau Jeanson, Maspero, 1961 (rééd. La Découverte, 2002). — État civil.

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