GRAPPIN Pierre, Jean

Par Isabelle Gouarné

Né le 31 mai 1915 à Coussey (Vosges), mort le 14 juin 1997 à Paris (XIVe arr.) ; normalien (promotion lettres 1936), agrégé d’allemand, professeur d’Université, Doyen de la Faculté des lettres de Nanterre (1964-1968) ; membre des Jeunesses socialistes (fin des années 1930), Résistant (MUR), militant du Mouvement de la paix, porte-parole du SNESup au moment de la guerre d’Algérie.

Pierre Grappin
Pierre Grappin
Doyen à Nanterre en 1968

D’origine paysanne, le père de Pierre Grappin avait opté pour une carrière juridique : de copiste auprès d’un notaire de campagne, il était devenu, au début des années 1930, juge du tribunal de première instance à Lyon. En 1914, juste avant d’être mobilisé, il avait épousé Clémence Tollot, issue de la bourgeoisie négociante lorraine et avec laquelle il eut deux enfants.

Après des études primaires à Louhans, puis à Nantua, Pierre Grappin arriva pour sa classe de première au lycée Ampère de Lyon. Ce fut pour lui la découverte d’un nouveau milieu social dans lequel il réussit à s’insérer grâce notamment à ses succès scolaires.

En 1936, il intégra l’ENS de la rue d’Ulm, après trois années passées en classes préparatoires au lycée du Parc à Lyon, où il se lia avec son condisciple François Cuzin et ses professeurs de philosophie, Vladimir Jankélévitch et Jean Guitton. À son arrivée à Paris, il eut le désir de réduire la distance au monde dans laquelle le maintenaient ses études : « j’avais envie, écrira-t-il dans son autobiographie, d’avoir un contact direct avec des choses que je n’avais jamais vues que dans les livres » (L’Île aux peupliers, p. 73). L’engagement politique fut une des modalités de réponse à ce désir. En 1935-1936 déjà, il avait soutenu activement le Front populaire. À l’ENS, il fréquenta certains groupes politiques – les jeunesses socialistes auxquelles il adhéra et le groupe catholique (les « tala »). Il fut reçu en juillet 1939 à l’agrégation d’allemand.

L’orientation de Pierre Grappin vers des études d’allemand fut vécue comme une vocation : l’apprentissage de la langue germanique répondait à un souci d’union et de paix entre les deux peuples hier ennemis. Le récit qu’il livre de son enfance dans la Bresse est, en effet, celui d’une vie de famille harmonieuse, mais aussi dominée par les souvenirs de la guerre et le pacifisme de nombreux anciens combattants. De 1933 à 1935, il réalisa trois séjours d’été en Autriche et en Allemagne chez des correspondants scolaires dont certains se réclamaient du national-socialisme. Durant sa scolarité normalienne, il passa également un an et demi en Allemagne – le premier semestre à Munich (janvier-juin 1937), puis la seconde année scolaire (octobre 1937-juin 1938) à Berlin. Il put ainsi observer de près les répercussions de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, notamment parmi la jeunesse allemande.

Mobilisé de septembre 1939 au mois d’août 1940 dans une unité d’infanterie alpine, Pierre Grappin ne commença à enseigner qu’à la rentrée 1940 – au lycée de Briançon puis, à partir de janvier 1941, au lycée du Parc à Lyon. En octobre 1941, il devint pensionnaire de la Fondation Thiers et le resta officiellement jusqu’en 1944. Il commença alors sa thèse sur « l’idée du génie en Allemagne au siècle des Lumières ».

Son activité principale, cependant, était consacrée à la Résistance. En mars 1941, il avait contribué à Lyon à la création d’une nouvelle revue littéraire, Confluences, qui, bien que publiée avec l’autorisation de Vichy, « servit, selon Gisèle Sapiro, de refuge aux auteurs bannis ou en quête d’une tribune ‘non compromise’ avec le régime ». En janvier 1942, il s’associa à un réseau de résistance chargé de récupérer les pilotes de la Royal Air Force. « Brûlé » en février 1943 et alors soucieux, selon son témoignage, « d’échapper aux divisions de la Résistance », il entra en contact avec des représentants de la France Libre, quelque temps avant l’arrestation de Jean Moulin à Caluire (21 juin 1943). Il fut ainsi chargé des écoutes téléphoniques entre le siège de la Gestapo à Lyon et le Fort Montluc où étaient incarcérés Jean Moulin et les autres résistants. En septembre 1943, il intégra les MUR et fut chargé à Paris de l’information et de la documentation. Arrêté le 6 juin 1944, il fut détenu à la prison de Fresnes, puis au camp de Compiègne, avant d’être déporté vers l’Allemagne. Il réussit à s’évader lors de son transfert, et finit la guerre caché dans une ferme.

Après un bref passage à l’Agence France Presse comme directeur adjoint chargé d’un bulletin hebdomadaire de politique étrangère, Pierre Grappin s’engagea à la Libération dans une carrière diplomatique. À l’été 1945, il fut d’abord, à Baden-Baden, collaborateur auprès de l’administrateur général de la zone d’occupation française en Allemagne, Emile Laffont : il s’occupa alors des problèmes de réforme et de réouverture des écoles et universités. Il se mit ensuite au service du Commandant en chef français en Allemagne, le général Koenig. Chargé de missions diverses, il dut, entre autres, enquêter sur les rapports du philosophe Martin Heidegger avec le pouvoir hitlérien. En qualité d’interprète, il eut également pour mission de suivre les séances du Conseil de Contrôle à Berlin et d’y observer les réactions des uns et des autres. Victime d’un grave accident de la route en novembre 1946, il passa sa convalescence en Forêt noire. Il ne reprit son travail diplomatique qu’en juillet 1947, devenant secrétaire général de la Conférence de La Haye consacrée aux questions allemandes et organisée par la Fondation Rockefeller (hiver 1947-1948).

Pierre Grappin décida à la rentrée 1948 de réintégrer le corps enseignant. Après avoir passé l’année scolaire 1948-1949 comme professeur de khâgne au lycée Fustel de Coulanges de Strasbourg, il intégra l’enseignement supérieur. Il fut d’abord assistant à la Sorbonne auprès d’Edmond Vermeil. En 1951, il soutint ses deux thèses, la principale sur « la théorie du génie dans le préclassicisme allemand », la secondaire sur l’histoire du Bund Neues Vaterland (groupement pacifiste allemand) et ses relations avec Romain Rolland. Il fut ensuite nommé professeur à la faculté des lettres de Nancy (1951-1959), puis à la faculté de Paris (1959-1964). Il assura alors la rédaction du dictionnaire français-allemand que publièrent, à partir de 1963, les éditions Larousse.

Depuis la création de la revue Confluences, Pierre Grappin avait, en outre, noué des liens étroits avec le monde intellectuel littéraire de gauche. Sa femme Jacqueline avait d’ailleurs fondé en Allemagne une nouvelle revue, Lancelot, der Bote aus Frankreich, qui, entre 1946 et 1951, publia des traductions d’articles et de poèmes français modernes. Pierre Grappin s’occupa également un temps des Editions Lancelot, qui furent créées dans la lignée de la revue et qui éditèrent [Louis Aragon-<10173], Elsa Triolet ou encore Clara Malraux. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, il se situait ainsi à la croisée de milieux sociaux divers – universitaires, littéraires, diplomatiques ou encore politiques.

L’évolution professionnelle qu’opéra, à la fin des années 1940, Pierre Grappin de la diplomatie vers l’enseignement ne signifia pas un repli sur le monde académique. Il resta, en effet, très impliqué dans les affaires publiques, d’abord sur un mode militant. Dans les années 1950, il soutint Pierre Mendès-France. Il participa activement au Mouvement de la Paix et devint le Président du Mouvement en Meurthe-et-Moselle. La Guerre d’Algérie fut également pour lui un moment d’intense engagement. Porte-parole du SNESup, il prit alors publiquement position en faveur de l’indépendance et dut subir les menaces de l’OAS. Ce fut ensuite sur les questions d’organisation universitaire qu’il s’investit en tant que militant syndical.

Lorsqu’en 1963 la décision fut prise par le ministre de l’Éducation nationale, Christian Fouchet, de créer une université dans l’ouest parisien pour pallier la croissance des effectifs étudiants, Pierre Grappin fut le seul professeur en poste à la Sorbonne à accepter son transfert. Animé d’une volonté réformatrice, il devint ainsi en 1964 doyen de la faculté des lettres de Nanterre. Sous son impulsion, une « triple voie » fut suivie, selon le psychologue Didier Anzieu, par le corps enseignant de cette nouvelle université : « dialogue avec les étudiants », « effort d’innovation pédagogique » et « enseignement le plus moderne possible des sciences sociales ».

Pierre Grappin ne put cependant faire face aux effets que provoquèrent à Nanterre les transformations structurelles de l’enseignement supérieur (augmentation rapide des effectifs et réforme universitaire de 1965), ces changements entraînant, parmi la génération étudiante des années 1960, la remise en cause symbolique de l’ordre scolaire. L’intense sociabilité qui régnait sur le campus, en raison de son isolement géographique, favorisa, à partir du printemps 1967, l’émergence de multiples mouvements de contestation (revendication de la liberté sexuelle, soutien aux mouvements internationaux, grève, critique des enseignements, occupation de locaux administratifs, etc.). Malgré les innovations pédagogiques et organisationnelles qu’il avait encouragées, le fossé se creusa avec le milieu étudiant de Nanterre. Début 1968, il mit encore en œuvre, mais en vain, diverses tentatives d’apaisement, permettant, par exemple, pour la première fois dans l’Université française, la tenue de réunions politiques. Personnellement mis en cause par les étudiants contestataires, Pierre Grappin fut ainsi, selon M. Zancarini-Fournel, « la première victime de ce mouvement qu’en homme d’ordre et de principes – fût-il libéral et ancré à gauche –, il a viscéralement refusé ». Le 3 mai 1968, enfin, il décida la fermeture de Nanterre, les étudiants contestataires rejoignant alors ceux de la Sorbonne.

Après avoir assuré la gestion des événements de Mai-juin 1968 à Nanterre, Pierre Grappin rendit publique sa démission de la fonction de Doyen dans Le Monde du 20 septembre : « j’ai été, écrivait-il, forcé de subir et amené, par ma seule présence, à couvrir des actes que je considère comme très graves : suppression de fait de la liberté d’expression à l’intérieur de la Faculté, mépris affiché de la culture, pratique constante d’une intolérance agressive. Ainsi disparaissait ce qui fait, à mes yeux, la raison d’être d’une université libre. Cette situation m’apparaissait intolérable, pour les mêmes raisons qui m’ont porté, en son temps, à combattre le nazisme ».

Considérant l’institution universitaire en danger, il resta quelque temps encore engagé dans les questions de réforme de l’enseignement supérieur, en participant à divers appels, colloques ou groupements d’universitaires et en intervenant dans la presse. En 1969, cependant, Pierre Grappin obtint son détachement au CNRS, puis reprit un poste à l’Université de Metz (1974-1983) : il se consacra alors à la recherche et à l’enseignement. Lui qui avait été le défenseur d’une Université rénovée apparaissait dès lors, comme l’attestent ses mémoires, nostalgique de la « vie de famille » qui régnait autrefois dans les universités où professeurs et étudiants se connaissaient mutuellement. À plusieurs reprises, il rappellera ainsi cette anecdote, significative, à ses yeux, des transformations du monde universitaire : « Un soir de novembre 1966, j’ai brutalement ressenti l’approche de changements, qui ne se trahissaient pas encore. J’avais quitté mon bureau assez tard, après 19 heures. Dans le hall de la Faculté, sortant du grand amphi, venait à ma rencontre une foule serrée d’étudiants […] Arrivé à cinq mètres de leur front de marche, je me suis immobilisé. Ils sont passés à droite et à gauche de moi. Aucune réaction, de personne. Je suis resté là, figé. Ce fut, pour moi, une révélation : dans cette masse de deux cents étudiants, nul n’identifiait plus le Doyen, ou bien on voulait l’ignorer. L’année précédente, en 1965, nous nous connaissions encore les uns et les autres. […] À l’instant, j’ai eu comme un pressentiment : ces jeunes gens allaient droit devant eux, sans un regard ni à droite ni à gauche. […] Il n’y avait pas d’hostilité, à vrai dire, dans cette foule d’étudiants, aucune curiosité non plus : ils allaient simplement leur chemin. C’est leur indifférence qui m’avait frappé » (L’Île aux peupliers, p. 241).

Marié une première fois en mars 1944 à Paris (XVIe arr.) avec Jacqueline Prévost, il divorça en mars 1952 et se remaria en juin 1956, toujours à Paris (XVIe arr.) avec Lucienne Montefiore. Veuf, il épousa en mai 1897 à Asnières (Hauts-de-Seine) Nicole Richesse.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article87470, notice GRAPPIN Pierre, Jean par Isabelle Gouarné, version mise en ligne le 12 avril 2010, dernière modification le 23 juillet 2021.

Par Isabelle Gouarné

Pierre Grappin
Pierre Grappin
Doyen à Nanterre en 1968

ŒUVRE : Pierre Grappin est à l’origine de nombreuses traductions littéraires allemandes, parmi lesquelles : Th. Fontane, Jenny Treibel, Gallimard, 1943 – K. Stromberg, Le chas de l’aiguille, Denoël, 1955 – H. Hesse, D’une rive à l’autre. Hermann Hesse et Romain Rolland. Correspondance, A. Michel, 1972 – G. E. Lessing, Ernst et Falk. Dialogues maçonniques. L’éducation du genre humain, Aubier-Montaigne, 1976 – H. Heine, Poèmes et légendes, Berlin/Paris, Akademie Verlag, Editions CNRS, 1978 – H. Heine, De l’Allemagne, Livre de Poche, 1981 – M.-L. von Franz, Les rêves et la mort. Ce que nous apprennent les rêves des mourants, Fayard, 1985 – Goethe, Théâtre complet, Gallimard, 1988 – Goethe, Faust, Gallimard, 1995. Autres ouvrages : Que faire de l’Allemagne. Opinions et projets, Editions du Chêne, 1945. – Le « Bund Neues Vaterland », 1914-1916. Ses rapports avec Romain Rolland, Lyon, Bibliothèque de la Société des études germaniques, 1952. – La Théorie du génie dans le préclassicisme allemand, PUF, 1952. – Dictionnaire moderne français-allemand, Larousse, 1963-2009.

SOURCES : Dossier scolaire ENS (Archives nationales, AJ/61/264). — Archives Pierre Grappin (BDIC, F. Delta 1056). — P. Grappin, L’Île aux peupliers, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993. — G. Dreyfus-Armand, « La faculté de Nanterre de 1964 à 1968. — Entretien avec Pierre Grappin », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 11-13, 1988, p. 100-104. – Numéro spécial « Mai 68 : les mouvements étudiants en France et dans le monde », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 11-13, 1988. – M.-Ch. Combecave-Gavet, De Nanterre La Folie à Nanterre Université (1964-1972). Histoire d’une institution universitaire, Thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre, 1999. – Espitémon (pseudonyme de D. Anzieu), Ces idées qui ont ébranlé la France. Nanterre, novembre 1967-juin 1968, Fayard, 1968 – D. Damamme, et alii (dir.), Mai Juin 68, Éditions de l’Atelier. 2008 – B. Pudal, « Ordre symbolique et système scolaire dans les années 1960 », dans D. Damamme, et alii (dir.), Mai Juin 68, Editions de l’Atelier, 2008 – M. Grimault, Je ne suis pas né en mai 68. Souvenirs et carnets, 1934-1992, Tallandier, 2007. – Ph. Artières, M. Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective, 1962-1981, La Découverte, 2008. – G. Sapiro, « Confluences », dans J. Julliard, M. Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels, Seuil, 2002. — État civil.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable