Par Justinien Raymond
Né le 31 mars 1890 à Caen (Calvados), mort le 19 mai 1945 à Marseille (Bouches-du-Rhône) ; professeur d’histoire et géographie ; militant socialiste et élu de la Côte-d’Or ; maire de Dijon ; député ; ministre.
Robert Jardillier était fils d’un fonctionnaire à l’Inspection académique et d’une mère professeur de piano. Par ses grands-parents paternels, Antoine Jardillier et Gilberte Diat, qui habitaient Moulins, il était d’ascendances bourbonnaises. Il passa sa petite enfance à Caen, jusqu’à l’âge de dix ans, puis il partit pour Nîmes où il resta jusqu’en janvier 1907. Il retourna alors à Caen, où son père venait d’être nommé secrétaire de l’Inspection académique. Il fit donc ses études secondaires à Nîmes et à Caen. Au début de l’année scolaire 1908-1909, il partit pour Paris où il fit deux années de Première supérieure au lycée Henri-IV. Parallèlement, il suivit assidûment les cours de composition musicale de Vincent d’Indy à la Scola Cantorum et les cours publics de musique de Romain Rolland* à la Sorbonne. Ainsi purent s’épanouir des tendances personnelles qu’avait déjà confortées l’exemple maternel. Ayant échoué au concours d’entrée à l’École normale supérieure, il passa la licence d’histoire et géographie à Caen, puis l’agrégation qu’il prépara à Lyon à partir de novembre 1912 et à laquelle il fut reçu d’emblée, classé 5e au concours. Il fut fortement imprégné des cours de ses maîtres, Édouard Herriot, le géographe Zimmermann, et Kleincklausz, le maître des études carolingiennes. Il rentra alors à Caen où il se maria en 1913 et où il reçut sa nomination pour Rochefort. Il ne quitta pas son poste de professeur au lycée, déchargé de toutes obligations militaires à cause d’une grande myopie et surtout de déficiences cardiaques qui l’emporteront, jeune encore, et brutalement.
En 1919, Robert Jardillier fut nommé professeur au lycée de Dijon où il enseigna jusqu’en 1932. Tout en prodiguant un enseignement de haute tenue, il déployait une dévorante activité littéraire et musicale : conférences qu’il pouvait illustrer lui-même au piano, articles dans la Revue de Bourgogne et la Revue musicale, publication d’ouvrage musicaux faisant autorité, telle une étude sur Pelléas et Mélisande en 1927, une autre sur La musique de chambre de César Franck en 1930. Il fut « durant vingt ans l’animateur artistique de Dijon » (J. Mairey). À l’École des Beaux-Arts, il donnait un cours public d’histoire de l’art, tandis qu’à la Faculté des Lettres il donnait des cours aux étudiants étrangers. Enfin, il créa et dirigea la chorale universitaire de Dijon dont le rayonnement fut grand. Il ne fut jamais de plain-pied à la Faculté parce qu’il n’avait pas le titre de docteur. Il avait pourtant entrepris une thèse de doctorat d’histoire sur la fin du gallicanisme en France : elle était rédigée en grande partie mais, à l’arrivée des Allemands à Dijon en 1940, sa documentation et ses manuscrits disparurent.
Robert Jardillier était tout naturellement une cible pour l’occupant, car il n’était pas qu’un professeur débordant d’activité. Son nom, parmi d’autres, mais au premier rang, symbolisait le socialisme en Côte-d’Or. C’est en 1920 que Robert Jardillier donna son adhésion au Parti socialiste SFIO et il fut un des reconstructeurs de la Fédération départementale brisée par la scission de Tours. En 1922, il était trésorier de la section de Dijon. Bientôt, il devint secrétaire de la Fédération de la Côte-d’Or. Il acceptait des charges de plus en plus lourdes, étant donné ses autres multiples occupations et sa santé fragile. Il donnait des réunions publiques dans tout le département, il écrivait régulièrement dans les organes fédéraux, L’Éclaireur socialiste, puis Le Socialiste Côte-d’Orien, participait à la vie de la section de Dijon, et animait la vie interne de la Fédération. Les socialistes dijonnais avaient bien conscience du surcroît de rayonnement que la personnalité de Jardillier pouvait donner à leur parti et ils l’ont lancé dans l’arène électorale, car ce n’est pas l’ambition — il en était dépourvu — qui l’y aurait porté. Aux élections législatives de 1932, ils le présentèrent dans la 1re circonscription de Dijon. Ce n’était pas une bataille gagnée d’avance. Le député sortant, Gaston-Gérard, radical-socialiste passé à la majorité de droite d’André Tardieu qui en fit un haut-commissaire puis un sous-secrétaire d’État au tourisme, se représentait sous l’étiquette de la gauche radicale. Or, il avait été élu en 1928, au 1er tour de scrutin, par 10 262 voix contre 5 435 à Barabant, longtemps leader du socialisme en Côte-d’Or, et 1 539 à Heiniman, communiste. Ce dernier se retrouvait aussi sur les rangs en 1932. Jardillier, nouveau venu, avait de surcroît un adversaire démocrate chrétien, Boittier, professeur comme lui. Au premier tour, Jardillier recueillit 7 714 voix sur 23 750 inscrits et 19 147 votants, mit en ballottage Gaston-Gérard (9 006 voix), laissant, loin derrière, Boittien (1 113), qui se retira, et Heiniman, qui se maintint mais ne retrouva que 195 suffrages. Au ballottage, Jardillier l’emporta sur Gaston-Gérard par 9 703 voix contre 9 466. Jardillier n’avait pas mis, cependant, son drapeau dans sa poche. Le socialisme du professeur idéaliste, qu’il était marqué par une mère et une femme chrétiennes, humaniste, artiste, ne devait sans doute rien au marxisme, mais il se battit sur les positions idéologiques et la plate-forme électorale du Parti socialiste SFIO. « Le PS ne vous cache rien de son programme, affirma-t-il dans sa profession de foi. Il a toujours pour but la socialisation des moyens de production, c’est-à-dire la lutte sans merci contre la puissance capitaliste, toujours grandissante. Il est plus que jamais le vrai défenseur du régime républicain ; il maintient, entière, sa revendication en faveur d’une véritable représentation proportionnelle. Il demeure résolument laïque et poursuivra, sous toutes ses formes, son combat contre toutes les ignorances. Mais il veut, avant tout, en 1932, s’attaquer aux pires dangers de l’heure présente : lutter contre la crise, lutter contre la spéculation et le déficit, lutter contre le péril de guerre. » Tout naturellement, Jardillier alla, entre autres, à la commission de l’enseignement et des Beaux-Arts. En ces domaines, il était le porte-parole averti et éloquent du groupe socialiste.
Deux ans après ce succès, en 1934, Jardillier était porté au conseil général de la Côte-d’Or par le canton de Dijon-Sud. En octobre 1934, des élections municipales partielles lui ouvrirent les portes de l’Hôtel de ville et, en juin 1935, il devint, pour cinq ans, maire de Dijon. En 1936, il retrouva, au second tour, son siège de député. Devancé par Vieillard-Baron, républicain de gauche, 8 909 contre 8 724, Jardillier était suivi du communiste Heiniman (1 377) et du socialiste indépendant, Vacher (928). Au ballottage, Jardillier l’emporta sur Vieillard-Baron par 10 630 voix contre 10 575, sur 25 109 inscrits. Lorsque se constitua, au lendemain des élections, le gouvernement de Front populaire, Léon Blum confia à Robert Jardillier le ministère des PTT avec autorité sur la radiodiffusion : il l’occupa du 4 juin 1936 au 22 juin 1937. Tâche rude au milieu de techniciens au fait des avanies d’une maison très fermée. Pendant un an, Jardillier fournit un travail surhumain, dommageable à sa santé fragile.
La guerre vint et, avec elle, les soucis du maire de Dijon se firent plus lourds : il accomplit presque seul le travail de ses adjoints mobilisés, tout en continuant à collaborer au quotidien socialiste fondé à Dijon en 1937, La Bourgogne républicaine. Accablé de deuils familiaux, mort de sa femme en 1938, de sa mère en 1940, disparition d’un de ses frères avec toute sa famille en mer au début de 1940, inquiet sur le sort de ses trois fils, deux mobilisés, l’autre déporté en Allemagne, Jardillier subit la défaite et l’Occupation dans un état d’épuisement total. À Vichy, le 10 juillet 1940, il vota l’octroi des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, et s’il le regretta vite, cet acte ne lui valut pas moins d’être exclu du Parti socialiste rénové par son congrès extraordinaire de Paris (novembre 1944). On lui reprocha aussi son absence de Dijon à l’arrivée des troupes allemandes.
Établi à Marseille à partir de 1940, il y reprit son enseignement au lycée Saint-Charles, puis au lycée Thiers, comme professeur de Première supérieure. Dans une modeste chambre d’étudiant, il vécut dans la solitude, loin de ses enfants. Tout en continuant à s’adonner à la musique, à la vie intellectuelle marseillaise en prononçant des conférences, en fondant le groupe « Arts et Livres » pour la diffusion de la culture artistique et littéraire, en collaborant à la revue Massalia, il prodiguait un enseignement de haute valeur. Le professeur Olivesi, qui fut son élève au lycée Saint-Charles, en a témoigné dans la revue Massalia (26 mai 1945). Il écrit : « lorsqu’on le voyait arriver, dans le couloir du lycée, en l’attendant devant la porte de sa classe, avec son énorme serviette sous le bras, sa canne, son grand chapeau et sa courte pèlerine, sa démarche saccadée et légèrement voûtée, nous ne pouvions nous empêcher d’éprouver chaque fois une sorte d’excitation et d’impatience même, en pensant que le cours allait bientôt commencer. C’était un cours que nul ne « taillait » ou même, chose unique dans les annales du lycée, des élèves d’autres classes venaient y assister... Jamais professeur n’eut à ma connaissance, poursuit Olivesi, tant de pouvoir de séduction sur ses élèves... ».
Le lendemain du retour de son fils retenu en Allemagne, Robert Jardillier s’éteignit, terrassé par une crise cardiaque. Il repose dans le cimetière de Bandol, après des funérailles rassemblant les plus hautes autorités de la ville de Marseille, du département, et de nombreux élèves et amis.
Par Justinien Raymond
SOURCES : Arch. Ass. Nat., dossier biographique. — J. Jolly, Dictionnaire des Parlementaires, t. VI, p. 2 011. — G. Lachapelle, Les Élections législatives de 1932 et de 1936. — Compte rendu du congrès extraordinaire du PS à Paris (9-12 novembre 1944). — Arts et Livres, n° spécial consacré à la mémoire de R. Jardillier, Marseille, s.d. 108 p. — Massalia, 26 mai 1945 (plusieurs articles sont consacrés à Robert Jardillier). — Histoire des lycées de Marseille, pp. 208 et 209. — Renseignements fournis par M. Lévêque après enquête auprès de Lucien Thomas, Charles Vèque et Lucien Hérard. — Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Editions Odile Jacob, 1996, p. 20 [Aubrac, qui fut son élève à Dijon, raconte leur rencontre à Marseille en septembre 1944].