GIRARD Rosan

Par Jean-Pierre Sainton

Né le 13 octobre 1913 au Moule (Guadeloupe), mort le 7 juin 2001 à Boulogne–Billancourt (France) ; médecin, principal fondateur et dirigeant du mouvement communiste guadeloupéen ; secrétaire de la Fédération Guadeloupéenne du PCF (1944-1946) puis secrétaire général du PCG (1958 – 1964) ; député de la Guadeloupe (1946- 1958), secrétaire de l’Assemblée Nationale ; conseiller général (1945 – 1951) et maire du Moule (1945- 1953 / 1957-1962 / 1964-1969).

L’action politique et la personnalité de Rosan Girard ont marqué fortement la vie politique de l’après-guerre en Guadeloupe, de la Libération jusqu’aux années soixante. Leader populaire des luttes sociales et politiques pour l’égalité des droits, contre la fraude électorale et pour le respect du droit politique ; figure charismatique et doctrinaire du mouvement communiste et autonomiste guadeloupéen, sa vie politique se confond dans un premier temps avec celle du parti qu’il avait crée sur lequel il exerça un magistère incontesté jusqu’en 1958.

Joseph Rosan Thérèse Girard naquit en 1913 dans la petite ville du Moule (Guadeloupe), la principale bourgade du bassin sucrier de la cote est de la Grande-Terre. Il était l’enfant naturel d’un directeur d’école, petit notable de la commune, Aristide Rosan Girard, et d’une humble voyante guérisseuse illettrée. Il grandit parmi le petit peuple du Moule, élevé principalement par sa mère, à qui il dut sa connaissance de la société rurale et sa profonde empathie avec la culture populaire traditionnelle guadeloupéenne. Son instruction fut prise en main par le père, qui le reconnut, comme il était alors d’usage en Guadeloupe, à son entrée au lycée, à l’âge de treize ans. Le jeune Girard connut un parcours scolaire assez exceptionnel dans la Guadeloupe coloniale de l’entre-deux-guerres : il décrocha le baccalauréat à l’âge de seize ans, partit aussitôt à Paris pour des études de médecine qu’il acheva en 1937, soutenant sa thèse à vingt-trois ans. Il s’installa comme médecin rural dans sa commune natale du Moule, fonction qu’il occupa jusqu’à son élection aux législatives de novembre 1946.

Son engagement politique date de 1943, lorsque, à l’effondrement du régime de Vichy aux Antilles (juillet 1943), il fut invité par Sabin Ducadosse, un ouvrier métallurgiste, qui avait déjà participé à une première tentative d’implantation d’un mouvement communiste dans la colonie en 1928, à prendre la tête d’un groupe pour la constitution d’un parti communiste en Guadeloupe. Le jeune médecin s’était en effet fait remarquer pour son engagement social et son opposition à l’administration de Vichy : entre décembre 1941 et la fin janvier 1942, il avait subi deux mois de détention administrative au Fort Napoléon (Terre-de-haut des Saintes) sur ordre du gouverneur vichyssois, Constant Sorin, pour avoir évoqué dans un texte son attachement aux idéaux de la France républicaine.

Lorsqu’il signa, avec les trois autres principaux co-fondateurs (Hégésipe Ibéné, Sabin Ducadosse, Raphael Félix-Henri) l’Appel au Peuple (avril 1944) qui annonçait la création officielle d’une Région Guadeloupéenne du PCF, Rosan Girard, pas plus qu’aucun de ses camarades, n’avait alors de contact avec le Parti communiste français et n’avait de formation idéologique marxiste. Comme tous les jeunes diplômés antillais de cette génération, fonctionnaires et membres de professions libérales, qui répondaient en masse à l’appel de solidarité aux côtés des travailleurs manuels des champs et des bourgs , Girard fut d’abord mu par un idéalisme social-chrétien, la volonté de soulager la misère sociale et de participer au grand mouvement mondial de régénération de la société coloniale après la victoire sur les forces racistes et obscurantistes du nazisme. Il reconnut à plusieurs reprises avoir été un « autodictate » en marxisme. Pourtant, très vite, il imposa son « magistère » politique, à ses camarades de parti comme dans les masses, facilité par un charisme fortifié dans son rapport culturel au pays profond et une puissance oratoire assez exceptionnelle qui marqua tous ses contemporains. Dès l’émergence du mouvement et ses premières batailles électorales (1945) contre la droite populiste et les socialistes de Paul Valentino, il se révéla un véritable chef de parti, à la fois idéologue, tribun et organisateur des foules. Élu maire conseiller général du Moule (1945), il obtint son premier mandat parlementaire en novembre 1946, à la tête d’une liste communiste majoritaire (46 % des suffrages) sur laquelle on releva également le nom de Gerty Archimède (élue) et d’Amédée Fengarol (non-élu). Il décida d’abandonner la médecine pour se consacrer à temps plein à sa fonction de parlementaire communiste à l’Assemblée Nationale. De Paris, Il conserva cependant la direction idéologique effective de la fédération communiste et son mandat municipal du Moule.

De 1946 à 1956, à l’instar de son homologue martiniquais et camarade de parti, Aimé Césaire, Rosan Girard défendit la ligne politique de l’assimilation intégrale. Comme tous les communistes antillais, il ne concevait la liquidation du fait colonial et des inégalités sociales aux Antilles qu’à travers l’application de la loi de départementalisation de 1946 qui devrait amener à la réalisation finale de l’égalité des droits avec la Métropole et lutte pour son application « loyale » par les gouvernements successifs de la IVe République. Avec Gerty Archimède, Aimé Césaire, Léopold Bissol, il déploya une intense activité parlementaire à l’Assemblée pour arracher au coup par coup les applications de la loi tandis que sur le terrain, les communistes antillais monopolisèrent le mouvement des luttes sociales pour l’égalité des droits dans un contexte politique de plus en plus déterminé par la Guerre froide. Il fut réélu sur cette base aux élections législatives de 1951. La persistance des pratiques administratives coloniales conjuguée à l’exacerbation de l’anticommunisme des années cinquante amena, tout particulièrement à la Guadeloupe, des confrontations violentes entre l’autorité politique et le mouvement populaire. Le bastion électoral de Rosan Girard, la commune du Moule, devint le centre de l’enjeu sur le territoire. La confrontation directe entre Rosan Girard et le pouvoir gouvernemental français s’étala sur plus de dix ans, entre 1952 et 1964, avec des moments particulièrement forts et des rebondissements multiples.

En février 1952, une grève des ouvriers de l’usine sucrière de Gardel (Moule) soutenue par la population et la municipalité communiste dégénéra en fusillade en plein bourg au cours de laquelle la gendarmerie abat quatre personnes. En avril 1953, le préfet Brunel, au terme d’une élection municipale marquée par une cascade de violences et d’irrégularités suscitées par l’administration elle-même, ordonna une intervention de la force armée en plein dépouillement favorable à liste communiste, suspendit le maire de ses fonctions et le traqua dans les rues de la ville. La complicité de la population empêcha l’arrestation de Rosan Girard. L’arrêté préfectoral du 26 avril 1953 décida « qu’il n’y a pas lieu à proclamation des résultats » ce que le gouvernement Mayer entérina par décret (décret ministériel- JORF du 5 mai 1953) en décidant la dissolution du conseil municipal et l’organisation de nouvelles élections. Une délégation spéciale RPF fut mise en place et organisa des élections partielles en juillet 1953. Entachées d’illégalité, de fraudes en écritures et de procédés d’intimidations de la population, elles installèrent une équipe RPF minoritaire à la mairie du Moule.

Déchu de son mandat municipal, Rosan Girard remporta cependant triomphalement les législatives de 1956, au cours desquelles la liste communiste qu’il conduisit obtint le meilleur score de toute son histoire (27 284 voix soit 46 % des votants) en obtenant une majorité écrasante dans presque toutes les communes de la Guadeloupe y compris celles où les communistes ne détenaient pas les urnes. Cette victoire marquant l’adhésion populaire au programme communiste et l’attachement au leader du mouvement se doublait l’année suivante d’une victoire morale : par sa décision du 31 mai 1957, le Conseil d’État rendit justice au maire communiste en rendant deux arrêts restés célèbres dans les annales du droit administratif sous le nom « d’arrêts Rosan Girard » : l’un cassant la décision préfectorale pour excès de pouvoir ainsi que le décret ministériel l’ayant couvert, l’autre rétablissant de droit le conseil municipal communiste déchu d’avril 1953. Aussitôt, « considérant que le Conseil municipal du Moule (Guadeloupe) ne possède l’autorité morale nécessaire pour administrer la commune » le Gouvernement prenait un nouveau décret de dissolution du conseil municipal et d’organisation de nouvelles élections (Décret du 4 juin 1957 – JORF). La mesure gouvernementale, ressenti comme un pur arbitraire colonial et un déni de droit, souleva l’indignation générale en Guadeloupe, jusque dans les milieux non communistes du territoire et précipita une radicalisation des positions et du discours de Rosan Girard. Dans un vibrant appel, aux accents très personnels, adressé aux Guadeloupéens, le leader assignait désormais un nouvel objectif au combat populaire, celui de « la libération politique de la Guadeloupe » (Étincelle,13 juillet 1957).

Cette évolution « nationalitaire » de Girard vers une nouvelle politique était déjà sensible dès 1956. L’esprit de Bandoung d’une part, le constat de la persistance du fait colonial et des inégalités sociales entre métropole et nouveaux départements d’outre-mer d’autre part, l’avaient amené à opérer, comme Césaire, son tournant national. En 1956, dans le programme présenté aux législatives, il avait fait triompher au sein de la Fédération communiste de Guadeloupe la nouvelle revendication d’un changement de statut devant ouvrir la voie à l’existence d’un pouvoir législatif et réglementaire local. Toutefois, à la différence du député poète martiniquais, Rosan Girard se refusa à rompre avec le PCF et le communisme. Il condamna sans appel la lettre de démission de Césaire à Maurice Thorez (octobre 1956), tout en essayant d’élaborer, pour la Guadeloupe, une ligne politique originale conjuguant le marxisme et la libération nationale. Contrairement au Parti communiste martiniquais à qui la démission de Césaire a porté un coup d’arrêt, le Parti communiste guadeloupéen était au tournant des années 1956-1958, un parti de masse dominant, détenant un bassin stable de 40 % de l’électorat, au summum de sa capacité organisationnelle et de son influence politique sur le mouvement populaire et démocratique du territoire.

Le retour de De Gaulle marqua cependant le début de l’inversion de tendance. Pour première fois, les communistes guadeloupéens qui prônent le non au référendum de septembre 1958 essuyèrent un net échec dans une consultation régulière (la Guadeloupe vota à 77,8 % oui à la Constitution). Aux législatives de novembre 1958, Rosan Girard qui fit campagne personnellement sous la bannière du mot d’ordre d’autonomie qu’il venait de faire adopter par le parti lors de son congrès constitutif de mars, est battu. Certes, le scrutin de novembre 1958 resta entaché de fraudes au bénéfice du candidat UNR. Pourtant, bien que de bien moindre ampleur que la Bérézina que connut le PCF à l’échelle nationale, la défaite de 1958 fut le signe du lent reflux de la dominance communiste en Guadeloupe, et parallèlement, de l’affaiblissement de l’autorité personnelle de Rosan Girard au sein du parti.

Après sa défaite aux législatives, bien que rétabli maire du Moule, il choisit de rouvrir son cabinet médical à Paris et ne pas retourner s’installer en Guadeloupe. Cette décision de non-retour lui fut longtemps reprochée, aussi bien par ses partisans que par ses détracteurs. Elle marqua en tout cas, à partir de 1958, l’un des points d’achoppement entre Rosan Girard et le parti qu’il avait fondé. À cette prise de distance vis-à-vis d’un leader qui ne renonçait pas à ce qu’il considérait comme un devoir de direction idéologique, s’ajoutèrent des divergences politiques de plus en plus sensibles avec les cadres locaux du parti dont la majorité, particulièrement les élus, rechignèrent, par fidélité assimilationniste, par attrait du gaullisme, au simplement usés par la politique hostile de l’administration, à appliquer la ligne autonomiste définie par Girard. De sourdes divergences, qui n’éclatèrent au grand jour qu’au 3e congrès du Parti communiste guadeloupéen (décembre 1964), se creusèrent alors entre la direction du Parti Communiste guadeloupéen et Rosan Girard, qui poursuivit désormais un cheminement théorique solitaire, sans toutefois jamais rompre officiellement avec le PC. Parallèlement, Rosan Girard fut contesté sur sa gauche par un courant autonomiste radical, voire indépendantiste, d’inspiration nationaliste, né dans le mouvement étudiant et de l’expérience du Front Antillo-Guyanais (1961). Entre l’immobilisme du Parti communiste et le radicalisme « aventuriste » des indépendantistes qui accoucha des premières organisations nationalistes guadeloupéennes (AGEG, GONG, CPNJG, Progrès Social), Rosan Girard eut de plus en plus de difficultés à imposer ses thèses politiques.

En 1962, il subit une troisième dissolution arbitraire préparée par la préfecture, au prétexte de dissensions internes au sein du conseil municipal qu’il dirigeait. Mollement soutenu par le parti, la liste girardiste fut battue par une coalition aux élections partielles de décembre 1962. De nouveau, le Conseil d’État, en sa décision du 9 décembre 1964, annula au motif d’excès de pouvoir, le décret de dissolution. Aux élections municipales générales de mars 1965, à l’issue d’une ultime bataille électorale particulièrement violente, Girard fut élu maire pour la 5e fois.

À partir de 1964, Girard réunit autour de lui un petit groupe de fidèles qui constituaient le Cercle Marxiste Amédée Fengarol éditant de Paris une revue théorique Le Boucan (1964-1966). Rosan Girard déclara alors ne plus vouloir briguer de mandat électoral et se consacrer, au-dessus des partis, à l’éclairage théorique de la lutte de libération politique et à l’unité des autonomistes dans un front anticolonialiste pour l’Autonomie de la Guadeloupe.

Dans la dernière partie de sa vie, entre 1988 et son décès, Rosan Girard se consacra exclusivement à une relecture critique de Marx et à une réflexion politico-philosophique de plus en plus à visée universaliste. Il publia successivement à compte d’auteur Les chemins de l’Emancipation Humaine, réflexions d’un révolutionnaire d’outre-mer (1988) puis, en 1995, Message à l’ombre des filaos ; matériaux pour une nouvelle Révolution (avec une préface de Maximilien Rubel . Un corps de textes inédits et de correspondances rassemblés sous le titre De la Révolution au XXIe siècle ; vers une vraie démocratie planétaire ?, en cours de publication posthume (sortie prévue en 2011), témoigne de la continuité de la réflexion théorique du vieux leader et de la fidélité à ses engagements humanistes premiers.

Rosan Girard décéda le 7 juin 2001 à Boulogne–Billancourt (France) à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Un hommage unanime de toutes les tendances politiques lui fut rendu lors de ses funérailles en Guadeloupe.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article89159, notice GIRARD Rosan par Jean-Pierre Sainton, version mise en ligne le 14 septembre 2010, dernière modification le 3 octobre 2022.

Par Jean-Pierre Sainton

SOURCES : Jean-Pierre Sainton, Rosan Girard ; Chronique d’une vie politique en Guadeloupe, Éditions Jasor/Karthala, Paris, 1993 ; réédition revue et enrichie : Atlantiques déchaînés, 2021.

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