MANDEL Ernest. Pseudonymes : E. Germain, Henri Valin, Pierre Gousset, Walter, E. R.

Par Michael Löwy, Enzo Traverso

Né le 5 avril 1923 à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), mort le 20 juillet 1995 à Bruxelles (Belgique) ; économiste marxiste de renommée internationale ; un des principaux dirigeants de la IVe Internationale et son principal théoricien après la mort de Trotsky.

Intelligent, cultivé, orateur et écrivain brillant, à la fois chaleureux et distant, Ernest Mandel était un militant dévoué, énergique, sûr de lui et d’un optimisme contagieux. Peu doué pour les tâches administratives et organisationnelles, il aimait avant tout le débat, la polémique, la confrontation, qu’il menait avec fougue, tout en respectant ses adversaires. Il était né en Allemagne au sein d’une famille juive dont les grands parents avaient quitté la Pologne au début du siècle. Ses parents, qui avaient gardé la nationalité polonaise, s’installèrent en Belgique peu après sa naissance. Quant à lui, il n’obtint la citoyenneté belge qu’au début des années cinquante. Son père était un ancien militant communiste qui avait connu Radek en Allemagne et qui, révolté par les procès de Moscou, avait créé un comité démocratique pour la défense des accusés. À cette occasion, Ernest Mandel avait fait la rencontre de quelques militants trotskystes d’Anvers qui avaient pris contact avec son père. En 1938, après une conférence de Natie Gould, délégué du SWP américain, qui annonçait aux militants d’Anvers la nouvelle de la fondation de la IVe Internationale, il adhéra, à l’âge de quinze ans, au Parti socialiste révolutionnaire (PSR), qui devint la section belge du nouveau mouvement.

Avec l’occupation allemande, en 1940, le petit groupe essaya de s’organiser dans la clandestinité et publia un journal illégal, La Voie de Lénine. Le principal dirigeant du PSR est le jeune Abraham Léon -né à Varsovie en 1918, mort à Auschwitz en 1944- qui se lia d’amitié avec Ernest Mandel et l’associa à la direction du groupe. L’objectif du parti était de lutter contre l’occupation nazie par une résistance antifasciste de masse et par un travail politique vers les soldats allemands (en collaboration avec des trotskystes allemands exilés en Belgique à ce moment, comme Widelin). Léon et Mandel participèrent aux réunion clandestines des « comités de lutte syndicaux » qui intervenaient dans les grèves ouvrières des années 1941-42 dans la métallurgie anversoise et liégeoise, ainsi que dans les mines de Charleroi. Ernest Mandel rejoignit le comité central du parti dès juillet 1941 et en novembre 1943 il participa, pour la première fois, à la réunion du secrétariat provisoire européen fraîchement constitué. En février 1944, il assista à la première conférence européenne de la IVe Internationale. Avec A. Léon, il rédigea et soumit à la direction du mouvement des documents sur « Les tâches de la Quatrième Internationale en Europe » (février 1942) et sur « la liquidation révolutionnaire de la guerre impérialiste » (fin 1943). Il publia aussi un article, signé E.R., sur « La crise mondiale du mouvement ouvrier et le rôle de la Quatrième Internationale », dans la revue du même nom (n° 3, janvier 1944). Comme il l’écrivit plus tard dans un hommage posthume à son ami Abraham Léon, pendant ces années difficiles de domination fasciste sur l’Europe, leur credo était : « Derrière chaque raison pour désespérer il faut découvrir une raison d’espoir ».

Sous l’occupation de la Belgique, Ernest Mandel contribua activement à la publication et à la diffusion de plusieurs feuilles clandestines, tant en flamand qu’en langue allemande. La plus importante est certes Het Vrije Woord, qu’il publia avec l’aide de son père et de son frère du 8 septembre 1940 au 31 août 1942. Reconnue comme une voix significative de la presse clandestine de langue flamande, elle permit à Ernest Mandel d’acquérir la nationalité belge après la guerre. C’est dans cette revue qu’il écrivit en 1940 qu’il fallait prendre au pied de la lettre les déclarations de Hitler ayant trait à l’extermination physique des Juifs d’Europe. Il participa ensuite à deux autres publications clandestines de moindre diffusion : Vrank En Vrije, qui parut du premier mai 1943 au premier septembre 1944, et Das Freie Wort, parue du 6 janvier 1943 au premier septembre 1944. Ernest Mandel fut arrêté deux fois. Une première fois, lors d’une distribution de tracts aux soldats allemands ; il fut enfermé à la prison de Saint-Gilles et destiné à la déportation vers Auschwitz, mais réussit à s’échapper. Une seconde fois, en mars 1944, après une distribution de tracts aux usines Cockerill à Liège ; il fut condamné aux travaux forcés par le tribunal militaire et transféré en Allemagne dans un camp de travail (Wesseling). Encore une fois, il réussit à s’évader, grâce à l’aide d’un groupe d’ouvrier belges recrutés pour le STO et de certains des gardiens allemands, anciens militants socialistes ou communistes, avec lesquels il avait établi des contacts politiques. Rattrapé à nouveau, il sera finalement libéré par la défaite du Troisième Reich en mars 1945. Comme il l’observa dans un commentaire rétrospectif en 1989, il était un « jeune fou » et seule une chance extraordinaire lui avait sauvé la vie. Cet épisode est aussi caractéristique d’un trait qui marqua toute la vie d’Ernest Mandel comme militant politique : un optimisme inébranlable. Il se réjouissait presque d’être envoyé en Allemagne en 1944 puisque, à ses yeux, ce pays allait devenir, comme en 1918-1919, le centre de la révolution européenne... On retrouve ce trait dans ses premières analyses de l’après-guerre : par exemple, dans un article de 1946, Mandel insistait sur le fait que les soulèvements des années 1944-1945 n’étaient que « la première étape de la révolution européenne », qui sera suivie rapidement par une deuxième. Il n’y aura pas de « stabilisation relative », écrivait-il : la situation actuelle n’est que « le calme avant la tempête », « une étape transitoire vers la montée révolutionnaire générale ».

Lors de la première conférence de la IVe Internationale après la guerre (mars 1946), Ernest Mandel fut élu membre du comité exécutif international (CEI) du mouvement trotskyste. Il fit de conférences à Paris, au Cercle Lénine, sous le nom de Blanchard. À partir de cette année, il participa, jusqu’à sa mort, aux instances dirigeantes de l’Internationale, et fut présent à tous ses congrès. En tant que membre du secrétariat international, il voyagea en Europe (Italie, Allemagne) et en Asie (Indonésie, Inde, Sri-Lanka) pour aider à la reconstruction du mouvement. Il participa aussi aux brigades de travail organisées par la IVe Internationale en Yougoslavie en 1950. Lors du IIIe congrès de la IVe Internationale (août 1951), Mandel présenta un document, intitulé « Dix Thèses », qui fut considéré par les opposants à l’orientation majoritaire de Michel Raptis* comme une base politique alternative, ce que l’auteur niait. Il présenta aussi le rapport d’activité du CEI au cours du congrès. En janvier 1952, quand les instances dirigeantes de la IVe votèrent la suspension de la majorité du comité central du Parti communiste internationaliste - section française de la IVe Internationale, parce qu’il refusait d’entériner la ligne d’« entrisme » dans le PCF — une décision que Livio Maitan considère, rétrospectivement (en 1989) comme « la plus grave (et la plus arbitraire) que la direction de notre mouvement n’ait jamais prise au cours de son histoire » — Ernest Mandel fit partie de la minorité qui s’opposa à cette mesure. Suivant de près les événements en Europe de l’Est -il avait été le rapporteur sur "la question russe" lors du IIe congrès de 1948-, il assista à la révolte de juin 1953, à Berlin-Est, qu’il couvrit comme reporter pour L’Observateur sous le pseudonyme de Pierre Gousset. Il s’enthousiasma ensuite pour les soulèvements ouvriers en Pologne et Hongrie, en 1956, qui furent au centre de son important rapport « Montée, déclin et chute du stalinisme », présenté au Ve congrès de la IVe Internationale (1957).

Suite au tournant « entriste » de la IVe Internationale, au début des années 1950, Mandel adhéra au Parti socialiste belge (PSB) et devint journaliste au quotidien du PSB, Le Peuple, ainsi que -grâce au soutien d’André Renard- membre de l’influente « commission d’études économiques » de la Fédération générale des travailleurs belges. Il impulsa, à partir de 1956, la publication de deux hebdomadaires de l’aile gauche du PSB, La Gauche dont il fut le rédacteur en chef, et Links (en Flandre). En 1960-1961, lors de la grève générale belge, il inspira les revendications de la gauche syndicale, et en particulier la brochure d’André Renard, « Par la lutte vers le socialisme ». Ce courant de gauche fut expulsé du PSB en 1964-65. C’est à partir de 1962, avec la publication du Traité d’Économie Marxiste, qu’Ernest Mandel obtint une première reconnaissance internationale, bien au-delà des frontières de la Belgique et de celles du mouvement trotskyste. Une série de conférences dans le centre d’études socialistes du PSU fit l’objet d’une publication sous le titre Introduction à la théorie économique marxiste (1963) ; traduite en plusieurs langues, cette petite brochure connut des dizaines d’éditions et, tirée à des centaines de milliers d’exemplaires, contribua aussi à faire très largement connaître son auteur. En 1963, Mandel joua un rôle important dans la réunification de la IVe Internationale — qui vit le retour du Socialist workers party (SWP) et de ses partisans en Amérique Latine— en contribuant à la rédaction du document central du VIIe congrès : « La dialectique actuelle de la révolution mondiale ». Il s’agit d’une analyse des liens réciproques entre la révolution permanente dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, la révolution politique contre la bureaucratie dans les pays de l’Est, et la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés.

En 1964, Ernest Mandel fut invité par Che Guevara à participer au débat qui l’opposa à Charles Bettelheim* sur la question de la loi de la valeur dans l’économie de transition au socialisme. Son article « Les catégories marchandes dans la période de transition », qui soutient des positions proches de celles du révolutionnaire cubain, fut publié en juin 1964 dans la revue du Ministère de l’Industrie de Cuba, Nuestra Industria. Mandel tenta aussi de dialoguer avec la gauche des partis socialistes et communistes européens, comme par exemple dans son article « Une stratégie révolutionnaire pour l’Europe occidentale » publié en juin 1965 dans la Revue internationale du socialisme de Lelio Basso. C’est vers cette époque qu’il fit la connaissance de sa première épouse, Gisela Scholtz, militante du SDS allemand et future membre de la direction belge et internationale, prématurément décédée en 1982. Il prit part au débat marxiste international des années 1960, en participant aux réunions organisées par le groupe yougoslave « Praxis » dans l’île de Korçula, où il fit la connaissance d’Ernst Bloch, à ses yeux « le plus grand philosophe marxiste du XXe siècle ». En 1967 il publia son ouvrage le plus « philosophique », La formation de la pensée économique de Karl Marx (présenté d’abord comme thèse à l’École Pratique des Hautes Études), dans lequel il polémiquait contre les marxistes althussériens — le plus souvent liés aux Partis communistes— qui rejetaient le terme d’aliénation comme « non-scientifique », « pré-marxiste », et appartenant à l’univers intellectuel humanistico-feuerbachien du « jeune Marx ». À l’encontre de cette prise de position, Mandel expliquait que le concept d’aliénation (Entfremdung) ne disparaissait en rien des écrits économiques plus tardifs de Marx : une étude de son évolution intellectuelle montre le passage d’une conception anthropologique de l’aliénation, caractéristique des Manuscrits de 1844, à une conception historique, qu’on peut trouver dans L’Idéologie allemande, les Grundrisse et même le premier livre du Capital.

En février 1968, Ernest Mandel fut l’un des orateurs principaux du meeting européen qui eut lieu à Berlin contre la guerre du Vietnam et, trois mois plus tard, il participa activement aux « événements » à Paris, aux côtés de ses camarades des Jeunesses communistes révolutionnaires, ce qui lui valut l’expulsion de France et l’interdiction de séjour pour plusieurs années. L’article "Leçons de Mai 68" qu’il publia dans Les Temps Modernes en septembre 1968, eut un retentissement considérable. Mai 68 ouvrit une nouvelle période dans l’itinéraire politique et intellectuel d’Ernest Mandel. Au cours des vingt années qui suivirent ce grand tournant, il intensifia son activité de dirigeant de la IVe Internationale, maintenant renforcée par la création de nouvelles sections dans plusieurs pays et par une rapide croissance de ses effectifs. Avec l’émergence d’une nouvelle génération de militants politiques forgés dans les luttes du mouvement ouvrier et étudiant, il put réduire son implication dans la vie quotidienne de l’organisation belge pour se consacrer davantage à son rôle de théoricien et de « conseiller stratégique ». Dans plusieurs essais et conférences, il défendit avec vigueur sa vision de la révolution mondiale comme un processus en marche déployé sur trois secteurs fondamentaux : l’Occident capitaliste, le bloc des « États ouvriers » bureaucratiquement dégénérés ou déformés, et les pays opprimés du Tiers monde. La synchronisation de ces trois secteurs (de 68 à la révolution portugaise, du Printemps de Prague à la révolution vietnamienne) constitue, à ses yeux, le palimpseste d’une idée et d’une pratique nouvelles de l’internationalisme qui permettraient à l’organisation fondée par Trotsky, restée jusqu’alors marginale, de se développer et de devenir le noyau d’une future Internationale de masse. Reconnu comme dirigeant et inspirateur du mouvement trotskyste international, Ernest Mandel fut progressivement interdit de séjour dans tous les pays du « socialisme réel » (à l’exception de la Yougoslavie), puis dans un grand nombre de pays occidentaux comme les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne et l’Australie. Ces interdictions ne furent levées, pour les pays occidentaux, qu’à la fin des années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt, ce qui n’empêcha pas Ernest Mandel de se rendre clandestinement en Espagne ou en France, pour participer à des réunions ou même prendre la parole lors des quelques rassemblements de masse comme celui organisé par la Ligue communiste à Paris, en 1971, à l’occasion du centenaire de la Commune de Paris, qui réunit 100 000 personnes.

C’est au cours des vingt années qui suivirent mai 68 que, en parfaite syntonie avec les événements, l’optimisme révolutionnaire d’Ernest Mandel déboucha sur une œuvre considérable, touchant à plusieurs domaines, de l’économie à la politique, de l’histoire à la littérature. Si le Traité d’économie marxiste l’avait déjà rendu célèbre dans les milieux intellectuels de gauche, c’est à ce moment qu’il obtint une reconnaissance au sein du monde universitaire. En 1972, il fut nommé professeur d’économie à l’Université libre de Berlin, où il venait d’obtenir son doctorat et où il avait enseigné, pendant deux ans, en qualité de professeur invité. Cette nomination fut révoquée par la commission scientifique de la municipalité (contrôlée par le SPD) en prétextant ses activités subversives contre l’État (une décision qui suscita de nombreuses polémiques et fut qualifiée, dans les pages de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, digne des révocations prononcées par Goebbels en 1933). En 1978, Ernest Mandel fut élu par la faculté des sciences économiques et politiques de l’université de Cambridge, en Grande Bretagne, pour donner la prestigieuse conférence inaugurale de l’année. En 1982, il fut finalement nommé professeur titulaire de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (section flamande), où il enseignait depuis 1970 (il prit ensuite la direction de l’Institut d’études politiques).

En 1972, Ernest Mandel publia, en langue allemande, sans doute dans le but de renouer avec la tradition du marxisme classique, son ouvrage le plus ambitieux et le plus important : Der Spätkapitalismus, traduit en plusieurs langues au cours des années suivantes (en français Le Troisième âge du capitalisme, 1975 et 1998). Né comme thèse de doctorat, ce livre constituait, comme il l’écrivit dans la préface, une tentative d’explication de la réorganisation de l’économie capitaliste de l’après-guerre. Il s’y inspirait autant de la méthode du marxiste ukrainien Roman Rosdolsky que de la théorie des ondes longues, élaborée au début des années vingt par l’économiste russe Kondratieff. Ernest Mandel y analysait les conditions historiques qui avaient permis un nouvel essor des forces productives dans le cadre du capitalisme, l’avènement d’une nouvelle onde longue dépressive et son interdépendance avec le cycle politique de la lutte de classe. Il développa sa théorie, une dizaine d’années plus tard, dans un nouveau livre, rédigé cette fois en anglais : The Long Waves of Capitalist Development, qui reprenait ses conférences données à l’université de Cambridge en 1978.

Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, Ernest Mandel déploya une impressionnante activité d’essayiste, en écrivant en plusieurs langues des travaux de vulgarisation à l’usage d’une nouvelle génération de chercheurs marxistes (notamment ses introductions à l’édition anglaise des trois volumes du Capital de Marx) et de militants révolutionnaires (une synthèse de la pensée de Trotsky et une brochure sur La place du marxisme dans l’histoire). Il commença à publier, pendant cette période, différents ouvrages où il réunit ses écrits sur l’histoire du XXe siècle (Du fascisme, The Meaning of the Second World War) et sur différents problèmes concernant l’histoire du mouvement ouvrier (les conseils ouvriers, les intellectuels et la lutte des classes, la théorie de l’auto-émancipation du prolétariat chez Marx, la critique de la social-démocratie allemande par Rosa Luxemburg, la conception de l’organisation révolutionnaire chez Lénine, les spécificités du maoïsme et de la révolution chinoise, le rapport du marxisme à l’écologie, etc.).

Parallèlement, il intervint avec une remarquable vigueur polémique aussi bien dans les controverses internes à l’extrême gauche internationale que dans les grands débats politiques de l’époque. Il consacra de nombreux textes à la définition de la nature sociale de l’URSS, qu’il insistait à caractériser, dans le sillage de Trotsky, d’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré, contre toutes les tentatives d’y voir une forme de capitalisme d’État ou de totalitarisme collectiviste bureaucratique. Ses textes sur les États dits ouvriers sont souvent percutants, mais ils n’échappent pas toujours à un certain dogmatisme qui peut, parfois, déboucher sur de véritables impasses théoriques et politiques (par exemple, lorsqu’il voulut faire la démonstration de la nature ouvrière -non capitaliste- de l’économie et de l’État cambodgiens sous la domination des Khmers rouges). Plus remarqués et discutés furent, en revanche, ses essais critiques sur l’eurocommunisme (rassemblés en volume en 1978) et sur le socialisme de marché, contre l’économiste d’origine polonaise Alec Nove (entre 1986 et 1988, dans la New Left Review).

À côté de ces travaux, il trouva le temps de consacrer un petit livre à l’histoire sociale du roman policier, dont il proposa une interprétation marxiste qui révélait, de manière assez inhabituelle sous sa plume, l’influence de l’école de Francfort (Meurtres exquis, 1986). Dans tous ces écrits, il ne manquait pas de revendiquer son appartenance à la tradition du marxisme classique, voire même orthodoxe, tout en soulignant -par exemple dans un échange avec le philosophe allemand Johannes Agnoli- son caractère à la fois “ouvert” et « créateur », constamment prêt à remettre en cause ses propres paradigmes et à se renouveler en symbiose avec les transformations de la société et de l’histoire. Cela fait l’unité et la force de l’œuvre d’Ernest Mandel, pour qui l’effort d’interpréter le monde a toujours été indissociable de la lutte pour le transformer. En ce sens, il a bien été -comme plusieurs critiques l’ont remarqué- le dernier représentant du marxisme classique. Mais cet ancrage avait aussi ses faiblesses, qui l’amenaient souvent à faire du marxisme la « synthèse » de toutes les sciences humaines et sociales.

L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en URSS fut immédiatement perçue par Ernest Mandel comme un tournant historique majeur, à la différence de nombreux observateurs occidentaux qui n’y voyaient qu’une simple opération de maquillage mise en œuvre par le leader d’un régime totalitaire au fond immobile (Où va l’URSS de Gorbatchev ?, 1989). Fidèle au pronostic de Trotsky, Ernest Mandel interpréta cette crise comme le signe annonciateur de la fin de la domination bureaucratique. Mais l’issue de ce tournant sembla démentir ses hypothèses les plus optimistes. La chute de l’URSS ne déboucha pas sur un mouvement de masse anti-bureaucratique — la révolution politique souhaitée par Trotsky dans La Révolution trahie — mais dans un processus complexe et douloureux de transition au capitalisme, grâce à la privatisation progressive de l’économie soviétique. Une transformation analogue s’amorça, à la fin de 1989, dans l’ensemble des pays d’Europe orientale appartenant au Pacte de Varsovie. Ernest Mandel assista aux grandes mobilisations est-allemandes de l’automne 1989, en intervenant dans plusieurs meetings politiques organisés par l’opposition (et à quelques débats contradictoires dans les médias allemands). La réunification capitaliste de l’Allemagne, en moins de deux ans, détruisit l’espoir avec lequel il avait salué les événements de 1989. L’optimisme outrancier d’Ernest Mandel fut durement ébranlé par ces deux épreuves. La restauration pacifique du capitalisme en URSS et la réunification de l’Allemagne dans le cadre de la RFA, réalisées face à la passivité du mouvement ouvrier, éloignaient un espoir toujours sous-jacent à son œuvre, celui de voir un jour le prolétariat allemand devenir le moteur d’une révolution européenne, anticapitaliste à l’Ouest et anti-bureaucratique à l’Est. Il fut alors obligé de reconnaître que la puissance du capitalisme ouest-allemand et plusieurs décennies de défaites cumulées avaient empêché le prolétariat allemand de jouer ce rôle.

C’est en cette période qu’il accentua, dans ses écrits, la dimension éthique du combat socialiste, en consacrant une attention nouvelle à certaines catastrophes qui avaient marqué l’histoire du XXe siècle comme l’extermination des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. À partir du début des années 1990, les conditions de santé d’Ernest Mandel ne cessèrent de se détériorer, ce qui ne l’empêcha cependant pas de continuer à écrire : en 1992, Power and Money, une sociologie marxiste de la bureaucratie ; trois ans plus tard, sur demande de la maison d’édition du PDS allemand, Trotzki als Alternative. Mais ses textes ne possédaient plus la vigueur critique des décennies précédentes, et donnent souvent la sensation d’un certain décalage par rapport aux problèmes et aux débats qui dominaient l’actualité.

Physiquement diminué, puis atteint par une première crise cardiaque en décembre 1993, il contribua activement à la préparation de deux congrès de la IVe Internationale, en 1991 et en 1995, quelques mois avant sa mort. Il s’éteignit le 20 juillet 1995, dans sa maison de Bruxelles.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article89557, notice MANDEL Ernest. Pseudonymes : E. Germain, Henri Valin, Pierre Gousset, Walter, E. R. par Michael Löwy, Enzo Traverso, version mise en ligne le 5 octobre 2010, dernière modification le 19 mai 2022.

Par Michael Löwy, Enzo Traverso

ŒUVRE : Traité d’économie marxiste, Julliard, Paris, 1962, 2 vol. (rééd. en 4 vol. chez UGE 10/18, 1974 - rééd. en un seul chez Christian Bourgois, 1986). — La formation de la pensée économique de Karl Marx, Maspero, Paris, 1967. — Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, Maspero, Paris, 1970, 3 vol. — Der Spätkapitalismus. Versuch einer marxistischer Erklârung, Suhrkamp, Frankfurt/M, 1972 (trad. Le Troisième âge du capitalisme, UGE 10/18, Paris, 1976, 3 vol. rééd. Éditions de la Passion, Paris, 1997). — De la bureaucratie, Maspero, Paris, 1971. — Du fascisme, Maspero, Paris, 1974 . — Introduction au marxisme, Fonds Léon Lesoil, Bruxelles, 1975 (rééd. revue et augmentée 1977). — La longue marche de la révolution, Galilée, Paris, 1976. — Critique de l’eurocommunisme, Maspero, Paris, 1978. — De la Commune à Mai 68. Sur l’histoire du mouvement ouvrier international, La Brèche, Paris, 1978. — La crise 1974-1978, Flammarion, Paris, 1978 (rééd. augmentée 1982). — Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes, La Brèche, Paris, 1978. — Léon Trotsky. A Study on the Dynamic of his Thought, New Left Books, London, 1979 (Trotsky, Maspero, Paris, 1980). — Revolutionary Strategy Today, New Left Books, London, 1979. — Réponse à Louis Althusser et Jean Elleinstein, La Brèche, Paris, 1980. — Offener Marxismus, Campus, Frankfurt/M, 1980 (en collaboration avec Johannes Agnoli). — The Long Waves of Capitalist Development, Cambridge University Press, 1982 (Les ondes longues du développement capitaliste, Page2, Lausanne, 1999). — The Meaning of the Second World War, Verso, London, 1986 (éd. allemande augmentée ISP Verlag, 1991). — Delightful Murder. A Social History of the Crime Story, Pluto Press, London, 1984 (Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier, La Brèche, Paris, 1986). — Karl Marx, Die Aktualität seines Werkes, ISP Verlag, Frankfurt/M, 1984. — El Capital : Cien Anos de controversias entorno a la obre de Karl Marx, Siglo XXI, Madrid, 1984 (trad. des introductions à l’éd. anglaise du Capital de Vintage Books, 1976, 1978, 1981). — La place du marxisme dans l’histoire, IIRE, Amsterdam, 1986. — Où va l’URSS de Gorbatchev ?, La Brèche, Paris, 1989. — Power and Money : A Marxist Theory of Bureaucracy, Verso, London, 1992. — Trotzki als Alternative, Dietz Verlag, Berlin, 1992. La plupart de ces livres ont fait l’objet de traductions en plusieurs langues. Cette bibliographie n’inclut évidemment pas une énorme masse d’articles écrits en français, anglais, allemand et flamand, parus dans une multitude de revues dans le monde entier, ni les ouvrages collectifs auxquels Ernest Mandel a collaboré ou qu’il a lui-même dirigé.

SOURCES : Gilbert Achcar (éd.), Le marxisme d’Ernest Mandel, Presse universitaires de France, Paris, 1999 (actes d’un colloque qui a eu lieu à Amsterdam, en juillet 1995, avec des contributions de Robin Blackburn, Norman Geras, Michel Husson, Francisco Louça, Michael Löwy, Charles Post, Catherine Samary et des textes de Mandel inédits en français). — “The Luck of a Crazy Youth”, Tariq Ali interviews Ernest Mandel, New Left Review, n° 213, 1995. — Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Maspero, Paris, 1976. — Alex Callinicos, Trotskysm, Open University Press, 1990. — Mario Kessler, “Ernest Mandel. Marxistischer Theoretiker und revolutionârer Sozialist”, Sozialismus, n° 9/1995. — Rodolphe Prager (ed.), Les Congrès de la Quatrième Internationale, Éditions La Brèche, Paris, vol. 3 (1988), vol. 4 (1989) - Enzo Traverso, "De l’école de Francfort à Ernest Mandel : interrogations et impasses du marxisme devant Auschwitz", postface à la deuxième éd. de Les marxistes et la question juive. Histoire d’un débat, Kimé, Paris, 1997. — François Vercammen, “Ernest Mandel, 1923-1995. La longue marche d’un militant révolutionnaire”, La Gauche, n° 15-16, septembre 1995.

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