Par Philippe Bourrinet
Né le 21 avril 1924 à Paris (VIIIe arr.), mort le 3 octobre 2010 à Paris (VIIe arr.) ; agrégé de philosophie (1949), professeur au lycée de Nîmes, puis de Reims (1949-1951) ; professeur à l’Université de São Paulo, Brésil, 1953-1954 ; assistant à la Sorbonne, 1954-1956 ; chercheur au CNRS ; directeur du département de sociologie à la faculté des lettres de Caen, 1965-1971 ; docteur ès lettres et sciences humaines (1971), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (1976-1990) ; militant trotskyste de 1944 à 1948, puis cofondateur, en mars 1949, avec Cornelius Castoriadis, du mouvement « Socialisme ou Barbarie ».
Petit-fils de Félix Cohen, premier conseiller d’État juif sous Napoléon III, qui avait épousé sa grand-mère restée catholique, fils de Rosette Cohen, styliste de mode (dessinatrice, selon l’acte de naissance), chrétienne, qui éleva seule ses deux enfants en tant que catholiques comme elle, Claude Lefort avait un oncle, Félix, très lié au poète Supervielle. Claude et son frère Bernard (1917-2001) portaient le nom de leur mère, mais ils étaient nés de la liaison de celle-ci avec le docteur Charles Flandin (frère de Pierre Étienne Flandin, le député de l’Yonne qui fut plusieurs fois ministre) qui ne pouvait les reconnaître légalement étant marié par ailleurs.
En juin 1940, après un court départ lors de l’invasion allemande, revenus à Paris, les deux frères s’étaient aperçus du danger de s’appeler Cohen. Bernard avait été arrêté par les policiers français puis relâché, car selon le premier statut de Vichy il n’était pas juif. Deux dames étrangères réfugiées habitant boulevard Saint-Germain s’étaient liées d’amitié avec eux et, au début de 1943, elles demandèrent à un voisin, marchand de couleurs, qui vivait seul, s’il acceptait d’adopter deux jeunes gens qui portaient un nom juif. Cet homme, Maurice Lefort trouva cela tout naturel et sans qu’il soit question de l’avis de la mère qu’il ne vit jamais, il se rendit avec Claude et Bernard en avril 1943 à la mairie du VIIIe arr. de Paris où, sur simple présentation du papier indiquant la reconnaissance, un fonctionnaire leur délivra deux cartes d’identité aux noms de Bernard et Georges, André, Claude Lefort. Jamais cet homme n’avait demandé quoi que ce soit et leur relation prit fin. En arrivant dans la classe de khâgne de son lycée, Claude déclara à son professeur de philo Jean Hippolyte : "Monsieur je m’appelle Lefort" et celui-ci répondit simplement : "Oui, bien sûr".
Il fut politisé dès l’âge de douze ans par les grèves du Front populaire, mais aussi par son grand frère Bernard (1917-2001) qui participa très jeune aux réunions socialistes. Ce dernier se révéla être un journaliste prometteur à Franc-Tireur, puis devint directeur politique du quotidien Paris-Jour de 1959 à 1972 et rédacteur en chef à RTL.
Pendant la guerre, le jeune Claude Lefort rencontra, en terminale du lycée Carnot (Paris), la pensée existentialiste de Maurice Merleau-Ponty pendant l’année 1941-1942. Il était alors déjà fortement hostile au stalinisme, mais ne connaissait pas encore Trotsky, dont Merleau-Ponty lui lâcha le nom au détour d’une conversation sur la politique des partis communistes. Il fréquenta, au lycée Henri IV (Paris), en 1943, l’un des cercles de la IVe Internationale trotskyste, en particulier le Comité communiste internationaliste (CCI), qui publiait La Seule Voie, et devait s’intégrer en février 1944 dans le nouveau Parti communiste internationaliste (PCI), section française de la IVe Internationale. En 1945, il adhéra donc tout naturellement à ce petit parti, mais devint vite sceptique sur le devenir d’un courant qui défendait inconditionnellement l’URSS et – de façon critique – le Parti communiste français, dont il ne dénonça que les « méthodes bureaucratiques ». Au cours des élections municipales de 1946, alors qu’il présentait, lors d’une réunion électorale, les candidats du parti trotskyste, dont un postier (il s’agissait sans doute de Henri Lafièvre), il put constater, incrédule, la violence sans fioritures des staliniens déchainés, lesquels frappaient et déchiraient la carte de déportée d’une rescapée du camp de Ravensbrück (il s’agit vraisemblablement d’Yvonne Filiâtre), qualifiée pour la circonstance de « fasciste ».
Dans le petit milieu trotskyste, Claude Lefort fit la rencontre décisive de Cornelius Castoriadis, de deux ans son aîné, qui se proposait d’établir dans la IVe Internationale une « politique révolutionnaire » par une rigoureuse « analyse de classe » de l’URSS. Lefort fut d’abord subjugué par Castoriadis*, dont l’argumentation lui parut digne du « meilleur Marx », peut-être « gagné d’avance à ses conclusions », mais bien « incapable de leur donner le fondement » théorique que Castoriadis déjà apportait.
En août 1946, il s’associa à Castoriadis, dans la constitution au grand jour d’une tendance d’opposition au sein du PCI trotskyste. Cette tendance, qui ne fut jamais une fraction, et portait le nom de « tendance Chaulieu-Montal », dénonçait sans concession la « bureaucratie stalinienne » et les « rapports de production capitalistes » développés par l’État russe. Elle publia en 1948 des thèses remarquées à l’intérieur de la IVe Internationale sur la question russe qui, tout en se prononçant pour une « nouvelle révolution russe », restaient dans un cadre trotskyste classique en condamnant le terme d’« impérialisme russe » et en parlant de « régime bureaucratique » pour définir la classe dominante soviétique. Divergence majeure, en cas de troisième guerre mondiale entre les deux superpuissances, Castoriadis et Lefort en appelaient à la « transformation de la guerre en guerre civile », à l’exemple de Lénine en 1914.
En 1949, dorénavant étroitement lié à Castoriadis, Lefort quitta le PCI et contribua à créer une nouvelle organisation : « Socialisme ou Barbarie » (SOB), dont Castoriadis fut la tête pensante et le moteur organisationnel. Claude Lefort en fut le cofondateur, comme le montre la lettre commune de rupture envoyée à la IVe Internationale (« Lettre ouverte aux militants du PCI et de la IVe Internationale », 28 février 1949), publiée dans le premier numéro de la revue Socialisme ou Barbarie. Dans cette aventure politico-intellectuelle majeure du champ politique radical de l’après-guerre, Claude Lefort apparut au début – ainsi que d’autres cofondateurs qui le rejoignirent bientôt , tels le futur psychanalyste Jean Laplanche (Marc Foucault)*, Philippe Guillaume (pseudonyme de Cyril de Bauplan*), Alberto Véga*, Henri Simon, André Garros (Jacques Signorelli)*, plutôt comme une « ombre platonicienne » d’un Castoriadis, déjà fortement trempé par son expérience grecque.
Après son succès à l’agrégation de philosophie, l’année même de la fondation du groupe, Claude Lefort fut nommé en province. Bientôt rattaché au CNRS, il quitta même la France et enseigna un an au Brésil. Lefort joua jusqu’en 1952 un rôle théorique assez effacé dans le groupe. Sa visibilité dans la revue se limitait au pseudonyme de Montal, qui disparut même de la liste des membres du comité de rédaction. En 1952, face à Castoriadis, dont il trouvait les méthodes par trop « bolcheviques », il fut le porte-parole d’une tendance qui voyait dans le concept de « parti révolutionnaire » un vieux fétiche hérité d’une « époque dépassée de l’histoire prolétarienne », celle de la Révolution russe (« Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire », SOB, juillet-août 1952). Il fut de ceux qui voyaient en SOB non une « avant-garde programmatique », mais un lieu de « critique et d’orientation révolutionnaires », et donc un cercle de discussion et d’élaboration d’une praxis révolutionnaire commune.
Par Merleau-Ponty, qui restait son maître en philosophie et dont il était devenu l’ami, Claude Lefort émergea dans le champ intellectuel de la gauche radicale, comme marqué par une pensée « libertaire », hostile à toute forme de « structure » venant entraver la liberté humaine. En 1950, dans une préface à un recueil de l’ethnologue Marcel Mauss (Sociologie et anthropologie), il reprocha à Claude Lévi-Strauss – par sa méthode « structuraliste » avant la lettre – de « réifier » l’action humaine en la moulant dans des structures transformant l’individu en simple agent instrumentalisé de la Nature.
Contribuant depuis 1945 à la revue (Les Temps modernes, sur invitation expresse de Merleau-Ponty, Lefort ne tarda pas à condamner sévèrement son orientation pro-stalinienne. Sartre, le véritable « patron » de la revue, jugeait alors que « tout anticommuniste (était) un chien ». Lefort – dans un article intitulé « Le marxisme et Sartre », avril 1953 – avait en effet entamé une polémique contre le « pape de l’existentialisme » qui défendait, depuis 1952 – au travers d’un article intitulé « Les communistes et la paix » – inconditionnellement le PCF au point d’affirmer que sans celui-ci les ouvriers n’auraient d’autre choix que de « tomber en poussière », n’étant dans la production qu’un « déchet inerte », ne retrouvant une existence organique qu’à travers « le Parti » dirigeant son action. Claude Lefort se dressait contre une « voie de la liberté » liberticide, Sartre affirmant que l’autonomie ouvrière était un mythe, et que la « classe ouvrière » réelle ne pouvait exister qu’à travers « son » parti communiste, qui à lui seul formait les « cadres sociaux de la mémoire ouvrière ». Finalement, concluait Lefort, Sartre s’évertuait à « justifier le stalinisme sans en accepter sa philosophie de l’histoire », sous couvert d’un ‘marxisme’ personnel, dont l’« originalité » était de « n’en pas comprendre le sens ».
Claude Lefort essuya les invectives de Sartre qui ne vit que « folies » d’un « jeune intellectuel bourgeois » entiché de mouvement ouvrier, et finalement arrogance de « jeune patron lefortiste ». Une dernière lettre de Lefort, de 1953, qui démissionna de la revue, ne fut publiée qu’un an après, fortement « caviardée ». Lefort se positionnait dans une défense du marxisme contre une philosophie de la négativité sartrienne qui, en rien, « [n’annonçait les problèmes de l’histoire et de la lutte des classes ».
De 1954 à 1960, Claude Lefort apparut comme un intellectuel radical fortement engagé dans le mouvement social et politique de son époque, à travers la guerre d’Algérie, et surtout au travers des événements révolutionnaires de Pologne et de Hongrie en 1956.
En 1955, il fit la connaissance d’Edgar Morin* dans le cadre du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie, avec des intellectuels en rupture avec le PC comme Robert Antelme, Dionys Mascolo*.
En octobre 1956, il se trouva engagé pleinement dans la défense de la révolution hongroise des conseils, dont il souligna dans un article de décembre (« L’insurrection hongroise »), l’aspect « révolutionnaire démocratique », ses mots d’ordre ayant eu pour effet, selon lui, de « briser la machine de l’État totalitaire ». L’insurrection hongroise fut porteuse d’une acmé de l’audience de « Socialisme ou Barbarie », dans les cercles concentriques du milieu intellectuel radical. Tout comme Castoriadis, Benno Sarel*, Hubert Damish*, membres de SOB, Lefort participa en novembre-décembre 1956 à un Cercle international des intellectuels révolutionnaires, auquel participaient des plumes prestigieuses comme André Breton, Georges Bataille, Benjamin Péret*, Michel Leiris*, Maurice Nadeau et d’autres.
Dans le sillage de ces événements révolutionnaires, en janvier 1957, Lefort se rendit avec Edgar Morin, Robert Antelme et Dionys Mascolo – ce dernier publia à son retour une Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France – en Pologne, encore en pleine ébullition, à l’invitation d’intellectuels communistes.
Claude Lefort signait, depuis juillet 1956, ses articles sous son véritable nom. Il publia, en particulier, « Le totalitarisme sans Staline », à propos de la Russie soviétique qu’il définissait comme une « forme achevée » et non accidentelle de la structure sociale capitaliste, mais qu’il ne jugeait pas « non viable », malgré les événements de 1956. En cela, il se distinguait de Castoriadis qui rejetait l’expression de « capitalisme d’État » en URSS et y décelait une « troisième solution historique ». Signe d’une réflexion sur le totalitarisme, terme qu’il utilisait pour la première fois, sans doute sous l’effet d’une lecture d’Hannah Arendt, Lefort accordait dans son analyse une place déterminante au phénomène de la terreur, comme constitutif de la formation d’une classe dominante.
Mais Lefort était plus un « intellectuel engagé » qu’un militant d’appareil. Si les événements de Mai 1958, dont le tumulte marquait pour Castoriadis le signe d’une révolution proche, avaient amené une foule de sympathisants, SOB connut une crise de croissance. Pour Castoriadis, se posait la question de la « formation du parti » révolutionnaire, qui « ne [pouvait] et ne [devait] pas être un CNRS ou une Académie de la révolution ». Lefort se trouva engagé dans un processus de rupture avec SOB, mais aussi avec le marxisme. Il contribua, en septembre 1958, à la formation d’un groupe dissident ILO (Informations et liaisons ouvrières), un groupe purement intellectuel, dont il fut membre pendant deux ans, avant qu’il ne laissât la place au groupe ICO (Informations et correspondance ouvrières) dont le moteur était Henri Simon. Claude Lefort, dans cette scission, se sentit comme délivré d’une censure, car au sein de SOB il s’interdisait de « donner forme à des pensées » qui auraient fait apparaître sa « rupture avec le marxisme et le projet révolutionnaire du groupe ». Dans ILO, groupe d’une quinzaine de militants, surtout intellectuels, la liberté de discussion était entière et nul ne se sentait « mis en demeure de témoigner de sa foi militante », sans encourir le risque « d’être accusé par quelqu’un de défaitisme ou d’abandonner la voie du communisme ».
Rapidement, en fait, Claude Lefort s’était trouvé engagé intellectuellement dans un processus de distanciation idéologique à l’égard de toute une « mythologie bolchevique », dont, selon lui, Socialisme ou Barbarie – « en dépit de tout ce qu’il avait apporté de neuf » – était « un dernier rejeton ». La fin de la guerre d’Algérie, dont les péripéties de 1958 avaient alimenté la mouvance « socio-barbare », se traduisait par un désintérêt, d’ailleurs trompeur – celui de l’avant-1968 – pour les théories radicales « antibolcheviques ». Selon une opinion de Castoriadis – vite réécrite au fil de son évolution –, et telle qu’exprimée dans une interview de 1974, Claude Lefort jugeait alors que « l’idée qu’il puisse y avoir une transformation radicale de la société, un dépassement de l’aliénation sociale [est] une absurdité philosophique ».
Au début des années 1960, Claude Lefort – qui avait pris du recul sur le « champ politique » à travers son travail sur Machiavel – intervint dans le Cercle Saint-Just, club franc-maçon fraîchement fondé en pleine guerre d’Algérie qui prit plus tard le nom de CRESP (Centre de recherches et d’élaborations sociales et politiques). Il y fut rejoint par Cornelius Castoriadis, Pierre Vidal-Naquet* et Edgar Morin*. Celui-ci l’amena en 1957 à collaborer à la revue Arguments, animée notamment par lui-même, Kostas Axelos et Jean Duvignaud*.
À l’automne 1960, il donna sa signature – tout comme son ami Edgar Morin – à une grande pétition signée par de nombreux intellectuels de gauche des plus connus (Roland Barthes, Georges Canguilhem, Jean-Marie Domenach, Vladimir Jankélévitch, Paul Ricœur…), qui prenaient parti pour l’indépendance de l’Algérie dans la revue Enseignement public, l’organe de la FEN. Par contre il refusa de signer le Manifeste des 121 publié le 6 septembre 1960, par hostilité au FLN qui avait liquidé les messalistes.
En 1962, Claude Lefort travailla au département de sociologie de l’Université de Caen, où Marcel Gauchet fut son élève dès 1966. Cette période basse-normande fut une étape dans sa rupture radicale avec Marx et le marxisme.
En 1967, Claude Lefort suivit les séminaires de Raymond Aron et prépara sous sa direction sa thèse de doctorat ès lettres sur Machiavel : Le travail de l’œuvre. Machiavel, travail initié dès 1956, qu’il soutint en 1971 et qui parut sous forme de livre un an après. Dans ce travail majeur de réflexion sur le « moment Machiavel » dans la sphère du politique, Claude Lefort « recyclait » quelques idées de SOB : la division sociale entre dominants (gouvernants) et dominés (gouvernés) était à l’origine de tout système de pouvoir politique qui tendait à se maintenir en place ; son équilibre serait cause du « paradoxe démocratique » où le « désir de liberté du peuple » deviendrait le « désir de la société ». Ce qui constituait un retour à la philosophie libérale radicale du XIXe siècle, en particulier à celle de Tocqueville.
Pendant Mai 1968, il fut peu impliqué dans les événements, mais les accueillit favorablement. Il collabora, avec Edgar Morin et Cornelius Castoriadis, au livre La Brèche, écrit à six mains, sur les événements de Mai 68. À la différence de l’ancien fondateur de S ou B, il ne souhaita pas s’impliquer dans une activité au sein de la CFDT.
Placé sous le signe de Merleau-Ponty – son maître en philosophie, dont il publia les œuvres posthumes ainsi que les notes de cours au Collège de France – puis de Machiavel, Tocqueville, La Boétie, Arendt, Dante, Guizot, Michelet, Lefort consacra plusieurs travaux de réflexion sur « le politique » où il jugeait « utopique » le rêve caressé par Marx d’un « homme total ». Philosophe réfléchissant sur le sens/non-sens du totalitarisme, il retraça les étapes possibles d’une « révolution démocratique » depuis le XIXe siècle, en mettant en exergue la place de l’individu dans trois sphères séparées (pouvoir, loi, savoir) qu’il s’agit de repositionner dans le « cadre démocratique » ,s’opposant à « l’Un » totalitaire. Le phénomène du totalitarisme est alors vu comme un « libre choix de servitude » et d’une participation imaginaire à la puissance d’un pouvoir plus symbolique que réel.
La pensée de Claude Lefort s’était placée finalement sous le signe d’une critique libérale très « aronienne » de Marx, jugé « économiste » et « naturaliste », et du totalitarisme soviétique, lors des débats suscités par l’« effondrement du communisme ». Néanmoins, Lefort dans un livre publié en 1999 – intitulé La Complication – voulut lutter contre certaines simplifications « idéocratiques ». Il se démarqua de François Furet* – auteur du Passé d’une illusion – en affirmant que le « communisme » n’était pas seulement une « croyance » ou une « pathologie de la démocratie », mais correspondait historiquement – dans un processus de formation d’un espace-monde au début du XXe siècle – à des schèmes d’action et de pensée empruntés à la fois à la démocratie capitaliste et au despotisme séculaire russe.
Peut-être faut-il voir une trace de nostalgie chez Lefort de la période de bouleversement révolutionnaire russe entre février et octobre 1917, qui ne pourrait se limiter à une « utopie » dévastatrice : « en dépit de sa destruction, le communisme laisse la trace du franchissement d’un seuil du possible », en particulier par sa constance à engendrer une « opposition de gauche radicale ».
Retraité depuis 1989 de l’École des hautes études en sciences sociales, Claude Lefort s’engagea en faveur de Salman Rushdie, victime d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini le condamnant à mort, et prit la présidence du comité de défense français de l’écrivain, au début des années 1990.
Selon le sociologue suisse Philippe Gottraux, Claude Lefort serait un exemple du trajet des militants de SOB “ passés d’un militantisme politique structurant fortement, pour ne pas dire essentiellement, leur rapport au monde, à l’investissement prioritaire d’autres sphères d’activité ”. Mais si une telle explication pourrait être une “ explication faible ” de certaines trajectoires individuelles, dont celle de Lefort, pourrait-elle totalement s’appliquer à la trajectoire globale d’un groupe, qui fut présent autant dans le champ politico-intellectuel que dans le champ social ouvrier, qui fut animé par son désir de mettre fin à l’hégémonie intellectuelle du stalinisme et par la recherche de nouvelles formes d’expression d’un nouveau mouvement ouvrier, libéré de l’emprise des bureaucraties de toute nature ?
Au soir de sa vie, Lefort était devenu une personnalité “ institutionnelle ” consacrée internationalement. Il devint docteur honoris causa de l’Université de Tilburg (Pays-Bas) et de la New School of Social Research de New York, détenteur du Prix international Hannah Arendt de la pensée politique (1998) et du Grand-Prix de la Ville de Paris. Il fut honoré du titre de “ défenseur de la démocratie ” : l’université de Buenos Aires lui décerna en novembre 2004 un titre de docteur honoris causa pour “ sa défense infatigable de la démocratie contre toute forme d’autoritarisme ” et son “ attitude éthique devant toutes les formes d’injustice ” vis-à-vis des droits de l’Homme. Cette reconnaissance consacrait une forme de philosophie politique d’ascendance libérale qui s’était frottée au phénomène du totalitarisme, dans sa version “ communiste soviétique ”, en en faisant le seul paradigme de la “ pathologie du politique ” contemporain.
Il s’était marié en mars 1947 à Paris (Ve arr.) avec Hélène, Jeanne Bataillon.
Par Philippe Bourrinet
ŒUVRE : La Brèche. Premières réflexions sur les événements, Fayard, Paris, 1968 (écrit en collaboration avec Edgar Morin et Jean-Marc Coudray [Cornelius Castoriadis]). — Le travail de l’œuvre. Machiavel, Gallimard, Paris, 1972. — Un homme en trop. Réflexions sur l’Archipel du Goulag, Seuil, Paris, 1976. — Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Gallimard, Paris, 1978. — Sur une colonne absente. Autour de Merleau-Ponty, Gallimard, Paris, 1978. — Éléments d’une critique de la bureaucratie (1971), Gallimard, Paris, 1979. — L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, Paris, 1981. — Essais sur le politique. XIXe – XXe siècles, Le Seuil, Paris, 1986. —Écrire à l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, Paris, 1992. — La Complication. Retour sur le communisme, Fayard, Paris, 1999. — Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Gallimard, « Folio Essais », Paris, 2000. Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Belin, Paris, 2007.
SOURCES : Les Temps Modernes (1945-1954) ; Socialisme ou Barbarie [SOB] (1949-1958) ; Arguments (1957-1960) ; Libre (1976-1980) ; Textures [Bruxelles] (1971-1975) ; Esprit (1976-) ; Le Temps de la Réflexion (1981-1982) ; Passé Présent(1982-1985). — « Le projet révolutionnaire aujourd’hui. Entretien avec C. Castoriadis (26 janvier 1974) », Bulletin de l’Agence de presse « Libération » de Basse-Normandie, Caen (mars 1974). — « De la scission avec Socialisme ou Barbarie à la rupture avec I.C.O. (entretien avec H. Simon) », in l’Anti-Mythes, n° 6, Caen, déc. 1974. — « Entretien avec Claude Lefort », in l’Anti-Mythes, n° 14, Caen, nov. 1975. — Rodolphe Prager, Les Congrès de la Quatrième Internationale, tome 3 : Bouleversements et crises de l’après-guerre (1946-1950), La Brèche-PEC, Paris, 1988. — Jacques Julliard* et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes. Les lieux. Les moments, Le Seuil, Paris, 1996. — Savoir et mémoire n° 7 : « Pensée politique et histoire : entretien avec Claude Lefort », vidéo, film de Pierre Gauge, 1996. — Hélène Arnold, Daniel Blanchard, Enrique Escobar, Daniel Ferrand, Georges Petit et Jacques Signorelli (éd.), Socialisme ou Barbarie. Anthologie, Éd. Acratie, L’Essart – La Bussière, 2007. — Le Monde, 7 octobre 2010.— État civil.
Études sur l’œuvre de Claude Lefort :
Bernard Flynn, The Philosophy of Claude Lefort : Interpreting the Political, Northwestern University Press (Michigan), 2005. — Philippe Gottraux, ‘Socialisme ou Barbarie’. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Payot, coll. Sciences politiques et sociales, Lausanne, 1997. — Philippe Gottraux, « Autodissolution d’un collectif politique. Autour de ‘Socialisme ou Barbarie’ », in Olivier Fillieule (dir.), Le désengagement militant, Belin, Paris, 2005, p. 75-93. — Claude Habib et Claude Mouchard, La démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Éd. Esprit, Paris, 1993. — Esteban Molina, Le défi du politique. Totalitarisme et démocratie chez Claude Lefort, L’Harmattan, Paris, 2005. — Hugues Poltier, La découverte du politique, Éd. Michalon, Paris, 1997. — Hugues Poltier, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, Éd. Labor et Fides, Genève, 1998. — Enzo Traverso, Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat (Textes choisis et présentés par), Seuil, Paris, 2001. — La Quinzaine littéraire, n° 1093. — Notes de René Lemarquis.