ALAIN [CHARTIER Émile, Auguste, dit]

Par Nicole Racine

Né le 3 mars 1868 à Mortagne (Orne), mort le 2 juin 1951 au Vésinet (Seine-et-Oise) ; professeur de philosophie, philosophe, écrivain ; pacifiste, vice-président du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA).

Alain à la guerre
Alain à la guerre
Communiqué par l’association des Amis d’Alain

Il était le fils d’Étienne Chartier, manceau, vétérinaire, et de Juliette, Clémence Chaline, percheronne. Il se maria en décembre 1947 avec Gabrielle Landormy.

Émile, Auguste Chartier fit ses études secondaires au collège de Mortagne, alors tenu par des prêtres, puis au lycée d’Alençon, à partir de la quatrième. Il obtint en 1886 une bourse pour la préparation de l’École normale supérieure (lettres) au lycée Michelet de Vanves et y suivit les cours de philosophie de Jules Lagneau qu’il reconnut pour son maître. Reçu à l’ENS en 1889, il eut pour camarades Léon Brunschvicg et Élie Halévy et il obtint, en 1892, l’agrégation de philosophie. De 1892 à 1893, il fut professeur au lycée de Pontivy, puis de 1893 à 1900 au lycée de Lorient.

En 1892, il commença à publier sur la demande d’Élie Halévy, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, fondée par Xavier Léon ; il y écrivit sous le pseudonyme de Criton ou sous son nom d’Émile Chartier. À Lorient, au moment de l’affaire Dreyfus, il s’engagea dans la politique, écrivit dans le journal radical La Dépêche de Lorient, participa à la fondation d’une université populaire.

De 1900 à 1902, il fut professeur au lycée de Rouen où il arriva avec une réputation de « radical » et de « dreyfusard ». Au cours de la campagne électorale des législatives au printemps 1902, il prit position en faveur du candidat radical et signa sous différents pseudonymes des chroniques dans La Démocratie Rouennaise..

De 1903 à 1909, il fut professeur au lycée Condorcet à Paris, puis au lycée Michelet de Vanves et il prêta son concours aux universités populaires, d’abord à Montmartre, puis à celle de la place d’Italie. Il commença à donner à La Dépêche de Rouen les propos qui assurèrent sa notoriété (le 9 juillet 1903 parut le premier des « Propos du Dimanche », qui devinrent, le 24 avril 1905, les « Propos du Lundi », puis, le 16 février 1906, les « Propos d’un Normand »). « J’étais destiné à devenir journaliste et à relever l’entrefilet au niveau de la métaphysique », écrivit-il plus tard dans Histoire de mes pensées (1935). En 1909, Alain devint professeur de rhétorique supérieure au lycée Henri IV où il exercera jusqu’à sa retraite en 1933.

L’activité d’Alain dans le domaine de la coopération (sa collaboration à L’Emancipation de Nîmes) a été rappelée dans la biographie parue dans le Dictionnaire 1871-1914, tome 10. Alain avait accepté de collaborer à L’Ecole Emancipée (n° 1, 1er octobre 1910), revue du syndicat des instituteurs et il collabora, à partir d’août 1914, à La Bataille Syndicaliste.

Alain admirait l’action et la pensée de Jaurès qu’il avait rencontré chez Charles et Marie Salomon. À la veille de la guerre, en 1913, il « se passionne pour la politique et contre les « trois ans ». Il devenait chaque jour plus convaincu que la guerre était le malheur suprême, le « massacre des meilleurs » comme il l’écrivit le 3 août 1914. Il ressentit les événements d’août 1914 comme un échec personnel. Pour échapper au désespoir, il s’engagea, à quarante-six ans, comme simple soldat. Il expliqua plus tard pourquoi il préféra l’esclavage militaire à l’esclavage civil, « aimant mieux être esclave de corps qu’esclave d’esprit » (propos du 27 mars 1921) ; faire la guerre lui donnait le droit de la juger. Alain fut soldat d’octobre 1914 à octobre 1917 (date à laquelle il fut démobilisé) comme volontaire, dont deux ans et demi environ comme artilleur dans des batteries de 95. En 1915 parurent Vingt-et-un Propos à l’usage des non-combattants, publiés, sans passer par la censure, par « L’Émancipatrice ». Alain commençait en 1915 « les pieds dans la boue militaire » à écrire ce qui deviendra Mars ou la guerre jugée.

Au début de 1915, Alain formait l’idée qu’on pouvait tenter d’interrompre la guerre par un débat public entre gouvernements belligérants, sur les conditions d’une paix juste, sans annexions ni indemnités. Il saisit l’occasion du rassemblement de quelques femmes pacifistes (qui avaient fondé en avril 1915 la petite « Section française des femmes pour une paix permanente ») et il leur envoya Michel Alexandre qui allait rédiger la brochure, Un devoir urgent pour les femmes.

Après la guerre, Alain retrouva une tribune dans la petite revue fondée et dirigée par Michel Alexandre, les Libres Propos. Journal d’Alain qui commencèrent à paraître le 27 mars 1921 à Nîmes (La Laborieuse). De mai 1924 à février 1927, la publication des Libres Propos fut interrompue pour celle des « Cent Propos » de L’Emancipation. À partir du 20 mars 1927 jusqu’en décembre 1935, parurent en publication mensuelle la nouvelle série des Libres Propos à la NRF. À partir du 15 décembre 1935, les propos trouvèrent asile dans les Feuilles libres de la Quinzaine, éditées à Lyon par Léon Émery, qui rééditèrent des « propos » déjà parus, à partir de décembre 1936. Jeanne Alexandre a esquissé l’histoire des Libres Propos, montrant qu’ils furent pour Alain le moyen matériel de tenir son serment aux morts de la guerre et une expérience de liberté. Outre Jeanne et Michel Alexandre, prirent place dans la petite revue, Georges Canguilhem, J. Laubier, P. Bost, Simone Weil.

En 1920 parut un premier choix de Propos d’Alain, en deux volumes à la NRF, effectué par Michel Arnaud (Marcel Drouin). Des propos plus politiques furent réunis durant l’entre-deux-guerres, dans Éléments d’une doctrine radicale (1925), propos réunis par Jeanne et Michel Alexandre, dans Le Citoyen contre les pouvoirs (1926) réunis par J. Prévost, et dans Propos de Politique (1934). Après la mort d’Alain parut Politique (1952), ensemble de textes « pouvant constituer une Politique » rassemblés par Michel Alexandre et revus par Alain à la veille de sa mort. Enfin deux volumes, parus chez Gallimard en 1956 et en 1970, rassemblent plus de deux mille pages de « propos ».

Après l’émeute du 6 février 1934, Alain — qui avait signé dès le 10 février un « Appel à la lutte » lancé par André Breton en faveur de l’unité ouvrière — accepta de patronner, avec Paul Langevin et Paul Rivet, le Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA). Il signa le manifeste « Aux Travailleurs » (5 mars 1934), et fut élu le 8 mai 1934 membre du Bureau définitif du CVIA. Ce fut pour Alain un engagement comparable à celui d’août 1914 ; devant le péril immédiat de guerre civile, les impératifs de l’action l’emportèrent pour lui. « Alain a marché à fond pour la première fois depuis la guerre » écrivit Michel Alexandre à Marcel Martinet (En souvenir de Michel Alexandre, p. 521). Alain signa — tout en les critiquant parfois sur certains points — de nombreuses brochures du CVIA dont La Jeunesse devant le fascisme (1934).

S’il s’arrangea pour déléguer à sa place dès les débuts du Comité, M. Alexandre, ce fut moins pour des raisons de santé (d’après le témoignage de Jeanne Alexandre) que pour sauvegarder son esprit de liberté. Alain écrivit dans Vigilance jusqu’à la fin 1936, date à laquelle il dut réellement interrompre son activité pour des raisons de santé. Il n’écrivit plus de nouveaux propos mais continuera à avoir une grande influence au CVIA, à rester un arbitre dans les conflits qui allaient opposer les différentes tendances pacifistes de juillet 1936 — date du départ des communistes des organismes dirigeants du CVIA, — à la fin 1938. Les principaux porte-parole d’Alain au Bureau du CVIA étaient M. Alexandre et H. Bouché, auteur de la brochure, Non ! la guerre n’est pas fatale !, 1936. Vigilance et Feuilles libres reprirent fréquemment d’anciens propos d’Alain sur la guerre.

Alain resta toujours fidèle à une conception de la paix fondée sur la négociation, la révision des traités et le désarmement et s’opposait aux partisans de la fermeté vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne. « Il n’y a pas de guerre aux Tyrans », écrivait-il dans Vigilance, le 25 mars 1935. En janvier 1936, il adressait une lettre à P. Rivet et P. Langevin, constatant les divergences au sein du CVIA : « … au sujet de la guerre et de la paix, je ne vois pas que les hommes libres aient une doctrine commune. Les uns penchent, sans toujours s’en rendre compte, vers la guerre préventive qui abolira les dictatures militaires. D’autres cherchent obstinément les moyens d’éviter toute guerre, et même la guerre du droit » (Vigilance, 15 février 1936). L’antifascisme restait pour Alain essentiellement une affaire intérieure, la lutte contre la militarisation et l’union sacrée. En avril 1938, Vigilance publiait des textes d’Alain, datant de 1934 et 1935, dénonçant le piège de la « guerre juste ». Fin septembre 1938, Alain fut un des premiers à signer la pétition : « Nous ne voulons pas la guerre », lancée par le Syndicat national des instituteurs et le Syndicat national des postiers. La pensée d’Alain était qu’il fallait chercher à tout problème international une solution négociée.

Il fut en août 1939 un des signataires du tract « Paix immédiate » qui fut une de ses dernières prises de positions politiques publiques. À propos de l’action pacifiste d’Alain, Georges Lamizet écrivit : « Henri Mondor a écrit que la guerre mondiale a donné un cruel démenti aux idées d’Alain sur la paix. Si cela signifie que le combat mené par Alain, ses amis, Jean Giono et d’autres n’a pas empêché le retour de la guerre, oui. Mais si cela signifie qu’il n’aurait pas fallu le combat jusqu’au bout, y compris au moment de Munich, non. À ce compte ce prétendu démenti avait déjà été apporté aux idées d’Alain par la Première Guerre mondiale. Il y avait là un impératif catégorique… ». Nous ne pouvons ici parler de l’œuvre philosophique d’Alain, mais nous citerons ceux de ses livres qui traitent particulièrement de la guerre et de la paix, outre les Souvenirs de guerre (1937), ce sont la Suite à Mars (I. Convulsions de la Force et II. Échec à la Force) (1939).

Alain s’était retiré en 1940 dans sa maison du Vésinet ; il mourut le 2 juin 1951 au Vésinet, après avoir reçu chez lui le 10 mai 1951 le Grand Prix national des Lettres. Son influence, grâce à ses élèves et à ses amis, s’était étendue sur plusieurs générations d’intellectuels. Comme philosophe, il s’était proposé de fonder la politique sur la philosophie : « Le citoyen ne peut se sauver que par la pensée » déclarait-il, en 1928, à Frédéric Lefèvre qui l’interrogeait pour Les Nouvelles Littéraires.

« Comme philosophe — écrit Jeanne Alexandre — il savait que la liberté et la pensée sont indivisibles, corrélatives. Se vouloir libre pour tout homme c’est d’une part maîtriser et contrôler les mécanismes de son corps, de l’autre s’obliger à mettre en question sa pensée par un incessant travail d’analyse et de critique. Jeune professeur de philosophie à Lorient et à Rouen (1893-1903) il a appris que l’obligation politique est aussi impérieuse que l’obligation morale. Dans l’agitation polémique, anticléricale, antimilitariste de l’Affaire, les réunions populaires, les petits et pauvres journaux de gauche il a achevé de saisir qu’on ne peut pas plus se séparer de la société que de son corps.

Or vivre en société, c’est être gouverné. Nécessité aussi contingente que celle de gagner sa vie — et plus redoutable. Il faut un ordre, il faut obéir à la loi — de gré ou de force — et l’homme qui gouverne est détenteur de force. Un homme peut-il résister longtemps, toujours, à la tentation de forcer au lieu de convaincre ? Alain répond à coup d’affirmations intrépides : tout pouvoir fait perdre l’esprit. Il n’est pas de bon gouvernement. Rien ne dispensera jamais l’individu de se gouverner — à lui de se défendre contre ceux qui prétendent le faire à sa place. La lutte de classes est une idée bâtarde et le même homme, selon les circonstances, passe fort bien du rôle de prolétaire à celui de bourgeois et vice versa. La vraie coupure est entre ceux qui aiment gouverner et ceux qui y répugnent. « Je suis né simple soldat » écrit Alain. L’idée propre à Alain c’est que le combat pour la démocratie ne consiste pas à étendre à beaucoup le privilège de gouverner : ne pas répandre la corruption — mais amener la grosse tête gouvernante, de gré ou de force, à se critiquer elle-même. En inventer les moyens, dont le principal est le contrôle. Au député, choisi et surveillé par l’électeur, d’exercer la fonction incorruptible et de juge ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article89750, notice ALAIN [CHARTIER Émile, Auguste, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 17 octobre 2010, dernière modification le 18 novembre 2022.

Par Nicole Racine

Alain à la guerre
Alain à la guerre
Communiqué par l’association des Amis d’Alain
Dessin d'Alain pendant la Première guerre mondiale
Dessin d’Alain pendant la Première guerre mondiale
Alain à l'époque de l'École normale supérieure
Alain à l’époque de l’École normale supérieure
Alain vu par le <em>Canard enchaîné</em> en 1985
Alain vu par le Canard enchaîné en 1985
Réception d'Alain au Japon
Réception d’Alain au Japon

ŒUVRE CHOISIE : Mars ou la guerre jugée, 1re édition, Gallimard 1921. 2e édition, 1950, 259 p. Réimpression 1969, coll. Idées. — Eléments d’une doctrine radicale [Avertissement par J. et M. Alexandre], Gallimard, 1925, 316 p. — Le citoyen contre les pouvoirs. Introduction de Jean Prévost, Kra, 1926, 239 p. — Propos de politique, Rieder, 1934, 347 p. — Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936, 311 p. — Souvenirs de guerre, Hartmann, 1937, 247 p. — Minerve ou de la sagesse, Hartmann, 1939, 309 p. — Suite à Mars, 1re éd. Gallimard, 1939. I. Convulsions de la Force, 2e éd., 1962, 311 p. — Échec de la Force, 2e éd., 1962, 317 p. — Après la mort d’Alain parurent Politique, Presses Universitaires de France, 1952, XI-336 p. (par les soins de Michel Alexandre) et les deux volumes de Propos publiés chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade (I. Préface d’André Maurois, avertissement de Maurice Savin, 1956, XLI-1367 p.-II. texte établi, présenté et annoté par Samuel S. de Sacy, 1970 —, LXXVIII-1327 p.). Citons aussi Correspondance avec Elie e Florence Halévy. Préface et notes par Jeanne Michel-Alexandre, Gallimard, 1958, 471 p. et Salut et fraternité. Alain et Romain Rolland ; correspondance et textes présentés par Henri Petit, Albin Michel, 1969, 183 p. (Cahiers R. Rolland 18). — Alain signa de nombreuses brochures du CVIA, notamment Les Prétentions sociales du fascisme, 1934 ; La Jeunesse devant le fascisme, 1934 ; Non ! la guerre n’est pas fatale ! 1936 ; La France en face du problème colonial, 1936. On trouvera des textes sur la participation d’Alain au CVIA dans le n° 3 du Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, et dans En souvenir de Michel Alexandre…, Mercure de France, 1956, XXVI-559 p.

SOURCES : « Hommage à Alain », La Nouvelle Revue Française, septembre 1952. — Bio-bibliographie établie dans le premier volume de Propos paru chez Gallimard en 1956. — Jeanne, Michel Alexandre, « Esquisse d’une histoire des Libres Propos (Journal d’Alain) ». Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, n° 25, décembre 1967, — Entretiens avec Jeanne Alexandre au cours de l’année 1978 et manuscrit rédigé par Jeanne Alexandre. — André Sernin, Alain. Un sage dans la cité 1868-1951, Paris, Robert Laffont, 1985. — Alain, Journal inédit 1937-1950, édité par Emmanuel Blondel, Les Équateurs, 832 p., 2018. — Michel Onfray, Soltice d’hiver, Alain, les juifs et l’Occupation, 112 p., 2018.

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