NAVEL Georges [NAVEL Charles, François, Victor dit Georges]

Par Nicole Racine

Né le 30 octobre 1904 à Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), mort le 1er novembre 1993 à Die (Drôme) ; manœuvre, ajusteur, terrassier, ouvrier agricole, apiculteur, correcteur d’imprimerie à Paris (1954-1970) ; écrivain.

Dernier né d’une famille de treize enfants dont cinq étaient morts à sa naissance, Georges Navel connut la vie pauvre des paysans lorrains sans terre ou vignerons ruinés par le phylloxera, qu’avait attiré l’usine. Son père, fils d’un vigneron de Pagny-sur-Moselle, tôt orphelin, s’était engagé pour cinq ans, au lendemain de la défaite de 1870, dans l’armée d’Afrique. Après son retour d’Algérie, il était entré comme manœuvre aux fonderies de Pont-à-Mousson. Il allait y rester trente-sept ans jusqu’en août 1914, “trente ans de martyre” ainsi qu’il le disait à son fils. Républicain, anticlérical, patriote, il n’était pas gagné aux idées socialistes et depuis l’échec d’une grève en 1905, il était hostile à toute idée de coalition ouvrière, résigné, espérant seulement l’amélioration du sort des vieux travailleurs.

Le jeune Georges Navel ne connut que par ouï-dire le temps de misère qui précéda sa naissance, sa prime enfance coïncidant avec l’époque où au salaire du père s’ajoutaient ceux de ses frères et sœurs au travail dès leur adolescence. La famille s’était installée dans le village de Maidières (Meurthe-et-Moselle) peu après sa naissance.

Le jeune garçon portait une grande admiration à son frère Lucien (voir Lucien Navel), de dix ans son aîné, qui fréquentait un groupe libertaire de Nancy, des militants de la CGT. Agé de dix ans, le jeune Georges fut témoin de la guerre, le front s’étant stabilisé à deux kilomètres de Maidières ; la maison de ses parents servait de cantonnement volontaire à une escouade de territoriaux. En mai 1915, il bénéficia de l’offre de la Croix-Rouge qui évacuait en Algérie les enfants des villages bombardés. Après cinq mois dans une famille de colons à Yusuf, puis à Aïn-Beïda, il retourna en France, à Lyon où ses parents avaient été évacués. Un an plus tard, à la rentrée 1916, il demanda à quitter l’école et trouva du travail dans un atelier de remise en état de casques et bidons récupérés : “J’avais verrouillé de mes mains le carcan qui pesait sur mes épaules” (Passages). L’adolescent qui pressait son frère de l’emmener aux réunions, fut conduit un soir de 1918, au siège de l’Union des syndicats du Rhône. Il fut reçu par Henri Bécirard , vieux militant anarcho-syndicaliste qui le frappa par sa noblesse, sa dignité, son intelligence et lui révéla un type d’homme, ainsi qu’il écrivit dans Passages, qu’il ne pouvait imaginer dans le monde ouvrier. C’est ainsi qu’il devint assidu aux réunions de la Jeunesse syndicaliste. Il éprouva une grande admiration pour Thioulouze, du syndicat des terrassiers, dont une conférence sur Pelloutier l’avait enthousiasmé. Georges Navel évoquera dans ses ouvrages, Travaux, Parcours, Passages, l’impression qu’eut sur lui cette rencontre avec ces militants syndicalistes, hommes désintéressés, dévoués à l’idéal, à la grande curiosité intellectuelle.

Sous l’influence des idées de son frère Lucien, le jeune Georges décida d’échapper au salariat et se rendit à Marseille dans l’intention d’embarquer pour l’Algérie. Blessé, il dut rester trois mois à l’hôpital de Marseille. De retour à Lyon, de nouveau embauché dans un atelier, il renoua avec la Jeunesse syndicaliste, assista aux meetings de 1918 pour l’amnistie, contre l’intervention en Russie. Il participa aux fêtes du “Nid rouge”, organisées par Jeanne Chevenard. Il fréquenta un nouveau centre de rencontres, “Les causeries populaires”, fondées par Journet, qui devinrent le lieu de réunions de quelques militants libertaires et assista à des causeries sur le Clérambault de Romain Rolland, sur l’anarchisme et le marxisme. Après la fin des hostilités, Georges Navel fréquenta le groupe de la Jeunesse socialiste où le Parti communiste recruta par la suite des cadres et des militants comme Pierre Laurent (Darnar), mais il lui préférait l’ambiance de son groupe libertaire. Il entendait parler avec espoir de la Révolution russe. “Je ne me suis jamais guéri de 1919” (Travaux) ; il défila avec Journet le 1er Mai 1919 à Lyon avec deux de ses frères, derrière le drapeau noir, acclamant Lénine, Trotsky et les soviets.

Après diverses expériences de travail, Navel fut pris dans une entreprise de constructions mécaniques dans l’équipe d’un militant, admirateur de Pelloutier, Nury qui lui apprit le métier d’ajusteur. Sur la recommandation de ce dernier, il fut embauché par Ladouard, ancien secrétaire du syndicat de la Métallurgie. Navel fréquenta les cours du soir de l’Université syndicale créée par F. Million , y suivit notamment des conférences d’esthétique et de philosophie données par Émile Malespine qui publia quelques-uns de ses poèmes dans Manomètre. À partir de 1922, Navel changea fréquemment d’emplois et de résidences, alternant les temps d’embauche dans les usines (chez Berliet à Vénissieux, chez Renault à Billancourt) avec des travaux saisonniers et des séjours à la colonie naturiste et végétalienne de Bascon. À Paris, il fréquenta les bibliothèques, le théâtre, les librairies, le Club du Faubourg.

Toujours fidèle aux idées libertaires, le jeune ajusteur décida de partir pour l’Espagne, de s’engager dans le Tercio pour rejoindre le Maroc, déserter et prendre part à la guerre du Rif. N’ayant pu mettre ce projet à exécution, il trouva à la frontière espagnole un emploi dans une entreprise forestière et rencontra à Perpignan un anarchiste qui le mit en contact avec des catalans de la FAI. Il reprit sa vie itinérante, manœuvre dans le bâtiment ou terrassier, à Lyon, sur la côte d’Azur. En 1927, ajourné deux fois au service militaire, ayant échoué à obtenir une réforme définitive, il déserta. Ajusteur-outilleur chez Citroën à Saint-Ouen où les conditions de travail étaient éprouvantes, puis chez Renault, il décida de partir pour le Sud de la France où il trouva à s’employer au sanatorium de Courmettes et put à ses moments de loisir lire Nietzsche et Rilke.

Georges Navel revint à Paris où il se trouva au chômage. En novembre 1933, après sept ans d’illégalité, il décida de régulariser sa situation militaire. Après avoir été incarcéré à la prison du Cherche-Midi, puis à Nancy, il prit contact avec un avocat du Secours rouge (qu’il appelle Me W. dans Chacun son royaume où il relate les péripéties au terme desquelles celui-ci renonça à le défendre). Condamné à deux ans de prison avec sursis, il effectua un stage à Toul dans la DCA. Il repartit ensuite pour la Côte d’Azur ; il s’installa près de Sainte-Maxime, dans les collines des Maures, dans un domaine “Les Amandiers” où il tenta d’élever des abeilles ; il dut finalement pour vivre se louer comme ouvrier agricole.

Il fit connaissance du philosophe émigré allemand Bernard Groethuysen, lecteur chez Gallimard, et de sa compagne Alix Guillain, convertis au communisme, rencontrés à la NRF ou à Bormes. Ces derniers suggèrent à Navel pour le sortir de ses difficultés d’aller en Russie travailler en usine. Surtout Groethuysen l’encoutagea à écrire, à rapporter son expérience de prolétaire. Comme il ressort de sa correspondance avec Groethuysen, publiée en 1952 dans Sable et Limon, Navel admirait beaucoup Groethuysen, intellectuel qui lui semblait préfigurer “l’homme fraternel de l’idéale société sans classe” ( Sable et Limon, p.19) et avec lequel il entretint un dialogue constant sur son expérience de prolétaire et les conditions de son œuvre littéraire. Cependant il gardait, vis-à-vis de lui et de sa compagne, communistes orthodoxes, sa liberté de jugement tant sur l’URSS que sur le PC.
Dès juillet 1936, Navel partait en effet pour l’Espagne afin de prendre part au combat aux côtés des républicains. Après quelques difficultés pour obtenir son laisser-passer du comité de front populaire du côté français, il arriva à Barcelone en août 1936 et fut incorporé à la colonne Joachim Ascaso. Sans renoncer à son idéal de communisme libertaire, il se rapprocha des communistes qui lui apparurent comme la seule force révolutionnaire (Sable et limon, p. 187) ; il avait adhéré au PC non comme communiste mais comme allié : « Je croyais au parti des vestes de cuir » (id., p.14-15), mais il quitta le parti à son retour d’Espagne et rentra en France en septembre 1936. Déçu par le manque d’organisation de ses camarades au cours des opérations auxquelles il participa et qui le conduisirent devant Huesca en Aragon, démoralisé et malade, souffrant d’une gastrite, il rentra en France en septembre 1936. Il restait fidèle à sa conception de communisme libertaire, contre un Groethuysen qui, selon lui, n’argumentait pas toujours “avec l’esprit de justesse nécessaire avec les anarchistes espagnols” (Sable et Limon, p. 186-187).

Fin 1936, Navel était de nouveau à Paris pour faire publier son premier manuscrit, Histoire d’un prolétaire que Groethuysen tenta, sans succès, de faire prendre par Moussinac aux Éditions sociales internationales. Des textes de Navel parurent néanmoins dans l’Humanité et dans Commune (novembre 1937 et juillet 1939). En 1937, Navel travailla quelque temps comme terrassier sur un chantier de l’Exposition internationale, aux Invalides. J. Paulhan qui avait publié un de ses premiers textes dans un numéro spécial de la NRF sur la poésie en 1933, en publia un autre sur son travail de terrassier en mai 1937.

Mobilisé après la déclaration de guerre dans une batterie de DCA à Toul, Navel fut envoyé comme “affecté spécial” chez Hispano, puis gagna le Midi après la débâcle. Ce ne fut qu’en 1942 qu’il reprit la plume, encouragé par Paul Géraldy qu’il avait connu en lui livrant du bois dans sa villa de Beauvallon et dont il était devenu l’ami. Paru en 1945, Travaux, avec une préface de l’auteur de Toi et moi, obtint le prix Sainte-Beuve en 1946. Navel y racontait son enfance et ses apprentissages. Par ses descriptions précises du travail manuel et du vécu ouvrier, Travaux est souvent pris comme un document, sans pour autant que soient niées ses qualités littéraires. Dans Où va le travail humain ? (1950), Georges Friedmann voyait ainsi dans Travaux l’expression d’une époque de transition, entre l’artisanat d’hier et la production industrielle de masse d’aujourd’hui ; il consacrait des pages à la main et à l’intelligence ouvrière, à travers les méditations de Navel sur le corps humain au travail. Dans un nouvel ouvrage, Parcours (1950), Georges Navel reprenait en le développant son récit autobiographique, sa méditation sur la condition des siens, sur le travail de mémoire et d’écriture, encore poursuivie avec Chacun son royaume (1960) préfacé par Giono (qu’il avait connu au Contadour) et Passages (1982).

Apiculteur à Seillons-Source d’Argens de 1944 à 1954, Georges Navel travailla comme correcteur d’imprimerie à Paris de 1954 à 1970 (à l’Humanité à partir de 1961).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article89824, notice NAVEL Georges [NAVEL Charles, François, Victor dit Georges] par Nicole Racine, version mise en ligne le 22 octobre 2010, dernière modification le 4 juillet 2022.

Par Nicole Racine

ŒUVRE CHOISIE : Travaux, Stock, 1945 (réédit. 1979, coll. Folio). — Parcours, Gallimard, 1950. — Sable et Limon, id., 1952 (correspondance entre Georges Navel et Bernard Groethuysen). — Chacun son royaume, Récit, id., 1960 (Préf. de Jean Giono). — Passages, Récit, Le Sycomore, 1982.

SOURCES : Michel Ragon, Histoire de la littérature ouvrière, Les Éditions ouvrières, 1953. — Paul Feller, Nécessité, adolescence et poésie, Le Musée du Soir, Lalling, 1960. — Georges Friedmann, Où va le travail humain ? Gallimard, 1950. — Pierre Aubéry, Pour une lecture ouvrière de la littérature, Les Éditions syndicalistes, 1970. —"Les lendemains d’Octobre : la jeunesse ouvrière française entre le bolchévisme et la marginalité. Entretien avec Maurice Jaquier et Georges Navel", Les Révoltes logiques, n° 1, 1975 ; n° 14-15, 1981. —"Des briques dans le ciel bleu. Le difficile voyage vers la révolution", Les révoltes logiques, n°14-15, été 1981. Georges Navel ou la seconde vue, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1982. — Lettre de Georges Navel, 18 juin 1990. — Gérard Meudal, "Passages", Chantier Navel, Libération, 21 novembre 1991.

ICONOGRAPHIE : Georges Navel ou la seconde vue, op. cit.

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