THIVRIER Christophe

Par Justinien Raymond

Né le 16 mai 1841 à Durdat-Larequille (Allier), mort le 8 août 1895 à Commentry (Allier) ; tour à tour mineur, ouvrier aux Chemins de fer, boulanger, entrepreneur de construction, débitant de boissons, Christophe Thivrier fut maire de Commentry, conseiller général, député socialiste de l’Allier (1889-1895), resté célèbre sous le nom de « député en blouse ».

Christophe Thivrier représente ces générations de travailleurs arrivés à l’âge d’homme en pleine révolution industrielle alors que s’instaure le régime républicain, et qui sont venus de la République au socialisme, comme ils sont passés de la terre à l’usine.

Il naquit dans le petit peuple. Son père, Gilbert Thivrier, né en 1806 à Durdat où il mourut presque centenaire en 1904, travailla à la mine voisine concédée en 1818, tout en continuant à cultiver les quelques champs médiocres de ses ancêtres, au hameau de la Brégère. C’est là que, de son mariage avec la paysanne Marie Mancier, naquit son quatrième enfant, Christophe. Le jeune garçon connut la vie des champs et, à dix ans, prit le chemin de la mine pour trier, puis rouler le charbon. À quatorze ans, il est au fond, piqueur, puis mineur, enfin boiseur.

La mort de son frère aîné en Crimée, en 1855, l’impressionna vivement. Il trouva un dérivatif dans la lecture et dans l’étude dont il ressentait d’ailleurs la nécessité, aux difficultés que rencontrait son père, illettré. Or, il n’avait reçu que quelques rudiments sur les genoux d’une tante. Il fréquenta à Commentry la petite institution ouverte par l’instituteur laïque Déchet. Il y acquit la seule instruction qu’il ne recevra jamais.

Favorisé par le sort, il ne fit que deux courtes périodes militaires à Montluçon, d’octobre à décembre 1862 et en février-mars 1864. C’était à l’époque un « solide gaillard », de taille moyenne, « bien musclé, aux yeux bruns, aux cheveux châtain clair, au teint mat » (Montusès, p. 9).

En 1865, toujours ouvrier mineur, il s’installa au village des Rémorêts, aux confins de Commentry où il avait fait élever, avec sa sœur une petite maison. Il s’y maria le 15 novembre 1868 avec une jeune paysanne de son village natal, Marie Martin. Arrivé à une certaine maturité d’esprit, aux prises avec les charges d’un foyer, il réfléchit sur les dures conditions de travail à la mine, pour un salaire de quatre à cinq francs par jour. Mais il refusa un poste de chef-mineur pour ne pas, dit-il, commander à ses camarades.

Cette première prise de conscience ne le conduisit encore qu’à une tentative d’évasion personnelle et aux luttes purement politiques. Depuis 1865, il participa à la propagande républicaine et combattit les candidats de l’Empire. Or, le directeur de la mine, Stéphane Mony, était maire, conseiller général, député au Corps législatif. Au travail, comme dans la cité, Thivrier rencontrait donc la même autorité. Il chercha à s’en dégager, l’indépendance personnelle lui semblant indispensable au combat républicain. Peu après son mariage, il quitta la mine, travailla, au début de 1869, pendant trois mois, comme poseur sur la voie ferrée de Gannat alors en construction, tout en apprenant à cuire le pain chez un parent boulanger, car comment s’évader de sa condition sinon en ouvrant boutique ? En août 1869, il aménagea une boulangerie dans sa maison des Rémorêts. Il y ajouta en 1871 un dépôt de vins en gros. Son débit devint le lieu de réunion de la « Marianne », société secrète républicaine constituée à Commentry en 1872. « Christou », comme on l’appelait, accueillait ses amis dans une pièce sise au-dessus du four, surchauffée, nommée plaisamment « l’Afrique ».

Le 22 novembre 1874, Thivrier pénétra à l’Hôtel de Ville au sein d’un conseil municipal à majorité républicaine que la préfecture dota néanmoins d’un maire bonapartiste en la personne de Martenot, un des principaux actionnaires de la mine. Un maire républicain venait d’être nommé, en 1876, quand survint, en 1877, la crise du 16 mai. Le 27 juillet, Thivrier fut chassé de la mairie par la dissolution du conseil municipal. Le 20 août, le préfet, M. d’Ormesson, ferma son débit, soulignant ainsi son rôle dans l’action républicaine locale. La victoire électorale des 363 ramena Thivrier à la mairie comme membre d’une commission municipale. Il s’y maintint aux élections du 6 janvier 1878, presque en tête avec 1 793 voix. Mais cette action commençait à lui sembler insuffisante. Il embrassa d’emblée le mouvement socialiste qui gagnait Commentry et en devint le principal protagoniste.

Commentry offrait un terrain d’élection au socialisme naissant. La mine de charbon n’est-elle pas en cette fin du XIXe siècle la mère nourricière de la société nouvelle, lui apportant l’énergie, rassemblant des salariés, produisant des dividendes ? Les habitants des campagnes environnantes s’y rendaient en grand nombre et y trouvèrent d’abord un complément apprécié au travail agricole. Détachés peu à peu de la terre, leurs ressources réduites au salaire leur semblèrent bientôt modiques pour une longue journée de travail qui permettait au maître de la mine d’ériger le « château » de Blomard, cible facile pour la propagande socialiste. La compagnie Fourchambault / Commentry enserrait et dominait la vie de la cité, bâtissant une église, fondant des ouvroirs, un hôpital, ouvrant une école confiée aux Frères de la Doctrine chrétienne où elle recrutait ses contremaîtres. Elle donna la mesure de son paternalisme autoritaire le 28 septembre 1873 par une « fête du travail », dont le héros fut le directeur de la mine : de son château où il les avait reçus, complimentés et sermonnés, deux mille ouvriers l’escortèrent jusqu’à l’église. En 1879, la compagnie établit un magasin d’alimentation dit coopérative de la mine où les salariés devaient s’alimenter. Devant ce qu’ils considérèrent comme une sujétion nouvelle, le mécontentement des ouvriers s’accrut, d’autant plus qu’ils étaient alors astreints à chômer cinq ou six jours par mois.

Cette population prêta une oreille complaisante à la propagande socialiste. Deux réunions du militant Chabert eurent lieu, sans résultats tangibles. Mais le passage de Jules Guesde à Montluçon et à Commentry, en juin 1880, éveilla les esprits. Pour que l’idée semée germât, gagnât des adeptes, il fallait que dans le pays se levât un homme digne de confiance, assez courageux ou assez indépendant pour oser ou pouvoir affronter la Compagnie. Christophe Thivrier fut cet homme. Il adhéra au socialisme sans prétendre rompre avec la République, puisque c’est un Cercle républicain adhérant au Parti ouvrier français (POF) qu’il fonda avec ceux qui le suivirent, assez nombreux pour lui assurer des succès électoraux répétés.

Le 1er août 1880, par 1 421 voix contre 1 279 au candidat radical, il fut élu conseiller d’arr. du canton de Commentry. Le 9 janvier 1881, avec plusieurs amis, il fut réélu conseiller municipal en même temps que quelques opportunistes. Le maire fut choisi parmi ces derniers, mais Thivrier, premier élu avec 1 299 voix, domina le conseil. La situation locale mit d’ailleurs les problèmes sociaux à l’ordre du jour. Après les élections, plusieurs dizaines de mineurs furent congédiés : surproduction de charbon, dit le patronat ; vengeance électorale, dirent les travailleurs qui se mirent en grève. J. Guesde revint à Commentry, reçu et conduit par Thivrier. La grève dura un mois et échoua malgré le soutien du conseil municipal. Thivrier l’entraîna dans quelques actes qui témoignent de son orientation nouvelle. « Considérant qu’il est du devoir de la société d’assurer la vie de ceux de ses membres qui, par leur travail, permettent l’existence de tous... » (Montusès, p. 22), il fit voter pour les grévistes un secours que refusa la préfecture. Elle annula ensuite le vote de la résolution, Thivrier affirmant « qu’en aliénant une propriété aussi nationale que les mines de Commentry, l’État a permis l’exploitation des travailleurs occupés dans ces mines... » (Ibid., p. 23).

Plusieurs conseillers municipaux ouvriers durent quitter Commentry, et des élections complémentaires se déroulèrent au printemps de 1882. Habilités désormais à choisir la municipalité, dix-sept conseillers sur vingt-deux présents firent de Christophe Thivrier, le 4 juin 1882, le premier maire socialiste de France.

Ces succès furent chèrement acquis. Thivrier, maintenant père de quatre enfants, dut travailler ferme pour rattraper le temps donné aux affaires publiques. Depuis 1879, il avait laissé sa boulangerie, s’était improvisé briquetier, puis s’était lancé dans une entreprise de construction. Commentry voyait son maire, barbu et chevelu, interrompre son travail pour venir, en blouse et en sabots, célébrer un mariage. La compagnie minière, l’administration lui compliquaient parfois la tâche. Celle-là menaça de fermer ses écoles, d’autant que Thivrier avait fait voter par le conseil municipal une déclaration en faveur de l’instruction laïque. En septembre 1882, le sous-préfet omit de le convoquer pour la session du conseil d’arr. : Thivrier protesta dans une lettre ouverte qui fit quelque bruit.

Des difficultés surgirent parmi les ouvriers mêmes, dispersés par la répression (un adjoint dut quitter Commentry pour aller travailler à Paris) ou intimidés. En 1884, Thivrier ne put constituer de liste socialiste, et les opportunistes réoccupèrent la mairie. Il retrouva son écharpe en 1888, réélu par 1 750 voix, distançant tous ses colistiers d’au moins 150 voix et de 500 voix la moyenne des suffrages accordés à la liste opportuniste sortante du député Aujame.

Le nouveau conseil municipal forma en son sein une commission de six membres chargée de toutes les questions intéressant la classe ouvrière. Il émit des vœux pour un minimum des salaires et un temps de travail réduit, pour la création d’un corps d’inspecteurs du travail, pour l’abrogation de la loi de 1872 contre les associations internationales des travailleurs (appelée Loi contre l’Internationale), pour l’amnistie politique, pour l’armement général du peuple.

Christophe Thivrier dut payer ses audaces. Le 23 novembre 1888, un arrêté préfectoral le suspendit de ses fonctions de maire ; et, le 14 décembre, un décret présidentiel le révoqua pour avoir assuré de sa sympathie le congrès national des chambres syndicales à Bordeaux. Peu après, en compagnie de dix militants syndicalistes, il fut condamné en correctionnelle à 25 f d’amende pour avoir groupé les travailleurs de Commentry en une organisation locale globale et avoir enfreint la loi de 1884 qui autorisait les syndicats par profession. Thivrier, redevenu débitant de vins, essuya de vives attaques contre son honneur professionnel de la part du journal La Démocratie : le vin prélevé chez lui fut reconnu honnête et ses diffamateurs confondus à l’issue d’un procès où Millerand assura sa défense. Au début de 1889, l’administration des Contributions indirectes lui infligea de nombreux procès-verbaux. Une accusation d’avoir menacé deux employés de la régie de son « gouyat » tourna court. Le Socialiste, organe local, lança une souscription pour lui offrir un « gouyat » d’honneur. Cet outil en forme de faucille qui servait à émonder les haies fut monté en épingle à cravate et porté comme un emblème par ses amis.

Aux élections cantonales du 28 juillet 1889, ceux-ci firent de sa candidature au conseil général une manifestation de protestation contre ces tracasseries. Thivrier en élargit la signification en blâmant les campagnes coloniales, les « manœuvres financières », les taxes sur les blés, ce qu’il appelait « toutes les hontes et les fautes du régime » (Montusès, p. 33). Il fut élu par 2 379 voix, chassant de l’assemblée départementale le député opportuniste Aujame.

Il l’avait déjà exclu de la mairie. Il allait bientôt le remplacer à la Chambre des députés. Aux élections de 1885 dans l’Allier, seuls les militants s’étaient comptés sur une liste de candidats de principe qui ne firent pas campagne. Au scrutin uninominal de 1889, Christophe Thivrier fut candidat dans l’arr. de Montluçon-Est. Il trouva de faciles auditoires dans les bourgades ou communes à majorité ou forte proportion ouvrière comme Commentry, Durdat, La Celle, Bézenet, Montvicq. Les communes purement rurales lui réservèrent un accueil plus froid. Il laissait parler Raoul Fréjac, polémiste éloquent dont il avait fait son secrétaire de mairie, et se réservait pour les conversations qui suivaient les réunions. Puis il affronta l’auditoire, s’y accoutuma et porta même la contradiction chez ses adversaires. « Sa parole fruste qui ne manquait pas d’une certaine hargne savoureuse » « enchantait » la foule (Montusès, p. 163). C’est à Doyet que le candidat socialiste promit à ses auditeurs de siéger en blouse en cas de succès.

S’il ne l’escomptait pas, il se trompa. Au premier tour, le 22 septembre 1889, il recueillit 4 379 voix contre 5 555 et 823 à Martenot et Bazin, révisionnistes, 3 205 à Lucien Deslinières, actif candidat opportuniste, rédacteur en chef du journal local La Démocratie. Le radical Boissier n’atteignit pas 2 000 voix et se désista pour Thivrier qui l’emporta de justesse, au second tour, le 6 octobre, par 5 685 suffrages contre 5 628 au nouveau candidat opportuniste, le Dr Viple, devenu par son mariage grand propriétaire à Vernusse. « C’est le peuple lui-même qui entre en scène, proclamait Thivrier dans son appel, brisant son joug et décidé à tout pour se délivrer » (Montusès, p. 37).

Christophe Thivrier tint sa promesse et siégea en blouse, ce survêtement du peuple. « Mes électeurs ne veulent pas que je me déguise pour la séance d’ouverture. Ils m’ont donné le mandat d’y aller endimanché comme je suis ordinairement : ma blouse par-dessus mon paletot » (Déclaration de Thivrier à la Jeune République ; cité par Montusès, p. 39). Toute une imagerie fut suscitée par la blouse du député de l’Allier. La presse de Paris et de province, quelques journaux étrangers comme le Daily Telegraph, en soulignent le pittoresque, la haute portée ou le ridicule selon leurs sentiments. À l’occasion de la première séance, Emmanuel Arène lui consacra dans le Journal illustré un article accompagné en première page d’un dessin d’Henri Mayer (Montusès, p. 42). En 1893, une descendante de Nicolas Poussin présenta au Salon qui la refusa une toile figurant le député en blouse. Abel Merlette, plus heureux, emporta le prix de « la Lice chansonnière » pour une Chanson de la blouse dédiée au citoyen Thivrier. À La Source, café littéraire et politique, Paul Verlaine à qui l’on présentait Thivrier lui dit : « Je vous plains, vous portez la tunique de Nessus » (Montusès, p. 43). Pourtant, Thivrier semble avoir été assez à l’aise sous sa blouse si l’on en juge par quelques réparties. À l’anarchiste Gégout, il déclara : « Je quitterai ma blouse quand vous ne porterez plus vos cheveux » (Ibid.). À Mgr Freppel qui lui demandait : « Ne la poserez-vous jamais, mon cher collègue ? », il répliqua : « Si, quand vous poserez votre soutane. » (Ibid.).

Élu député, Thivrier ne brigua plus la mairie de Commentry et se donna à son mandat, tout en participant à la propagande socialiste partout où l’on faisait appel au député à la blouse symbolique. Le 1er mai 1890, avec Ferroul, Baudin, Vaillant et Félix, il porta au bureau de la Chambre des députés les doléances des travailleurs. Il assista, en blouse, aux congrès internationaux de Bruxelles et de Londres, il assista également aux congrès nationaux du POF à Lille, 11-12 octobre 1890, et à Marseille, 24-28 septembre 1892, en même temps qu’aux IVe congrès de la Fédération des syndicats : Calais 13-18 octobre 1890. Il signa, avec Ferroul et Baudin, plusieurs propositions de lois, concernant la législation du travail. Le 10 mai 1890, il interpella le ministre de l’Intérieur Constans à propos de l’intervention de la troupe dans la grève de Commentry. Il riposta avec vivacité à la réponse ironique du ministre. La grève échoua ; Raoul Fréjac fut arrêté.

Les travailleurs de Commentry avaient une telle discipline que, pour tirer Raoul Fréjac des geôles où l’avait conduit une nouvelle affaire, pourtant d’ordre privé, on avait décidé de le faire élire conseiller général. Christophe Thivrier démissionna. Et Fréjac fut élu, bien qu’avec un nombre de suffrages diminué. On ne le relâcha pas. Alors, de nouveau, Thivrier fut nommé au conseil général le 31 juillet 1892. De tels faits prouvent l’intensité du mouvement socialiste local.

Thivrier fut étroitement mêlé avec Briand et Vaillant à la manifestation ouvrière du 1er mai 1893 devant la Bourse du Travail de Paris, fermée sur ordre du gouvernement, et il s’efforça d’éviter toute collision avec les forces de l’ordre. Déjà, l’année précédente, au congrès de Marseille (24-28 septembre 1892), il avait avec Briand, défendu vainement l’idée de la grève générale révolutionnaire.

Mais dans l’Allier même des discordes éclatèrent parmi les socialistes après l’élection de Thivrier. L’ambition de quelques-uns, l’adhésion inattendue donnée au socialisme par l’un de ses plus notables adversaires, Lucien Deslinières, semèrent le désarroi parmi les militants. Ces remous aboutirent à une opposition des groupes socialistes de Commentry et de Montluçon. Le POF, à son dixième congrès à Marseille en 1892, nomma une commission de discipline pour apaiser le conflit. Sa décision impliquait plus qu’elle ne formulait la condamnation de quelques militants de Commentry. Thivrier et ses amis quittèrent le POF pour le Comité révolutionnaire central.

Les rapports du POF et des Blanquistes n’étaient pas mauvais sur le plan national. Aux élections législatives de 1893, Thivrier, député sortant, fut le seul candidat socialiste de sa circonscription. Il avait considérablement amélioré sa position personnelle et mordit sur les régions rurales. Au premier tour, le 20 août, contre trois concurrents, il groupa 8 043 voix. Vingt petites communes, qui en 1889 ne lui en donnaient pas 100, lui en apportèrent 1 000. Le 3 septembre, avec 8 880 suffrages, il battit le rallié Vacher qui en recueillit 6 537. Sa majorité passait de 57 voix à 2 343 depuis 1889. Christophe Thivrier comptera donc parmi les anciens du premier groupe socialiste relativement massif et compact à la Chambre française.

Au début de sa seconde législature, il fut le héros d’un incident de la vie parlementaire. À la suite d’une interpellation de Clovis Hugues, le 27 janvier 1894, le débat roulant sur les événements de 1871, Thivrier se leva et cria « Vive la Commune ! ». Sommé par le président Ch. Dupuy, natif d’Auvergne, de « retirer [ces] mots odieux », il répliqua : « Je ne suis pas comme l’Auvergnat qui a son dit et son dédit : je maintiens intégralement ce que j’ai dit » (Montusès, p. 61). Il fut exclu pour deux mois, mais refusa de quitter son banc. Il fallut introduire dans l’hémicycle un peloton militaire que Thivrier accueillit avec bonhomie et suivit, en criant une fois encore « Vive la Commune ! ».

Le repos forcé qu’on lui octroyait ne rétablit pas ses forces en déclin. Il mena avec peine la campagne pour les élections cantonales de 1895 dont une atmosphère d’aigreur due au chômage, à de nouvelles divisions intestines, compromit le résultat. Il fut battu le 4 août par Aujame.

Quatre jours après il mourait d’une obstruction intestinale ou d’un cancer de l’intestin. Les autorités locales, une dizaine de députés, quinze mille travailleurs lui firent escorte et entendirent plusieurs discours d’adieu dont ceux de Vaillant et de Viviani. Toute la presse française et les grands journaux d’Europe occidentale évoquèrent le « député en blouse », le plus souvent avec sympathie, parfois aussi sans ménagement, tel l’Éclair qui suggéra que la blouse pouvait dissimuler quelque difformité.

Thivrier se serait peut-être moins étonné de tels propos que des honneurs du Times, du Daily Telegraph, du Daily Chronicle ou du Nacional de Madrid le rapprochant de façon un peu insolite, lui « l’apôtre », d’Engels, « l’Évangéliste austère ». En effet, aux dires de ceux qui l’ont connu, il était simple et avisé. Le Temps le trouvait « sous ses dehors frustes assez fin, d’une finesse paysanne » (Montusès, p. 69). Jaurès, évoquant sa « figure malicieuse et franche, gouailleuse et loyale » (Montusès, p. 3), dit qu’« il représentait admirablement l’esprit avisé et fin du peuple de France » (ibid., p. 4). Emmanuel Arène, député modéré, avec quelques moqueries faciles, lui rendant hommage dans le Gil Blas, écrit qu’il « était, comme tous les hommes simples, un convaincu, et, poursuivait-il, dans le vestiaire politique où tant de défroques s’empilent, sa blouse aura du moins ce mérite d’avoir été le seul costume qu’on ne pût retourner. C’est ce qui le sauvera sans doute de l’oubli... » (ibid., p. 7).

Cette blouse arborée un peu comme un défi assura, en effet, à Thivrier, en son temps et hors de son milieu, un succès de curiosité. Elle ne doit pas, aujourd’hui, nous laisser croire qu’il ne fut qu’un porte-enseigne, pittoresque selon les uns, ridicule pour les autres. Il fut plus qu’un symbole. Homme du peuple, homme portant la blouse, il a donné au socialisme naissant, dans un coin de l’Allier, un visage connu, un aspect familier qui ont pu aider à sa poussée relativement précoce et rapide.

Il est parfois difficile d’atteindre les sources d’une tradition dont on mesure, au moins pour un temps, la force dans l’option politique d’une région. En voici une à coup sûr, si elle n’est pas la seule : pour plus d’un demi-siècle, à Commentry, le Socialisme aura la figure d’un Thivrier.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article9003, notice THIVRIER Christophe par Justinien Raymond, version mise en ligne le 30 juin 2008, dernière modification le 29 juin 2018.

Par Justinien Raymond

SOURCES : Arch. Ass. Nat., dossier biographique. — Hubert-Rouger, Les Fédérations socialistes I, op. cit., p. 43 à 88, passim.Ernest Montusès, Le Député en blouse, Moulins, 1913, 80 p. Préface de Jean Jaurès. — Enquête auprès de M. Rougeron, sénateur de l’Allier.

ICONOGRAPHIE : Hubert-Rouger, op. cit., p. 57.

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