Par Jacques Girault
Né à Lucciana (Corse), le 16 mars 1877 ; mort à Toulon (Var), le 12 juin 1964 ; marié ; père d’un enfant ; ouvrier à l’Arsenal maritime de Toulon ; militant anarchiste ; secrétaire du syndicat des travailleurs de la Marine (1919).
Fils d’un charretier, Bertrand fut admis comme apprenti charpentier sur fer à l’Arsenal maritime de Toulon, le 1er avril 1892 (Constructions navales). Il effectua son service militaire dans les chasseurs à pied de 1898 à 1901. Il s’était vu refuser de faire son service dans la Marine. Après avoir réintégré l’Arsenal, il fut titularisé en 1902 et travailla successivement dans les ateliers de la petite chaudronnerie, des mouvements généraux, des bâtiments en fer puis des réparations en 1917.
Militant anarchiste, Bertrand, membre de l’Association internationale antimilitariste en 1905, signa l’appel aux conscrits en 1906 et, quand le groupe de « La Jeunesse libre » se constitua, fut le locataire du local occupé, 14, rue Nicolas-Laugier de 1907 à 1914. Il représenta notamment à partir de 1911 à Toulon, le Comité de défense sociale. Inscrit au carnet B, il était classé par la police parmi les « hervéistes » de la ville. Il intervenait dans les réunions publiques lors des campagnes électorales. Il se porta candidat aux élections législatives en 1914 dans la première circonscription de Toulon mais aucune déclaration ne fut faite à la préfecture et il n’obtint pas de voix.
Bertrand milita dans le syndicat comme tous ses camarades anarchistes. Une violente attaque fut portée dans L’Émancipateur en 1911 contre la gestion du nouveau secrétaire Lamarque (Voir son nom). Il critiquait l’acceptation des subventions pour la marche du syndicat. Le 28 février 1911, Bertrand écrivait notamment :
« Personnellement, je suis contre les subventions pour les motifs suivants :
1) pour reconnaître les forces syndicalistes ;
2) pour apprendre aux individualités à ne compter que sur elles-mêmes ;
3) avoir un local à seule fin qu’à n’importe quel jour ou heure, l’on puisse se réunir ;
4) n’avoir rien de commun avec les politiciens de n’importe quelle étiquette ;
5) faire l’éducation individuelle sur l’alcoolisme, le tabagisme, etc. »
Candidat sur ces positions pour le conseil d’administration du syndicat, il fut élu, le 7 mars 1911 et réélu le 26 janvier 1912.
Le 24 novembre 1912, le secrétaire Lamarque avait pris la parole aux côtés de militants de la SFIO dans un meeting contre la guerre. À la réunion du conseil d’administration, le 27 novembre, Bertrand lui reprocha ses rapports avec les politiciens. Le ton monta et Lamarque le gifla. Cette affaire fit grand bruit. Bertrand écrivit dans la presse plusieurs articles. Il affirmait notamment : « Je tiens à avertir les membres du CA que je veux avoir le droit de penser différemment qu’eux et de faire respecter les statuts de l’organisation, sans être traité de malotru et d’imbécile, et en même temps être frappé sans avoir le droit de légitime défense. » Aussi, Bertrand fut-il exclu définitivement par une assemblée générale spéciale, le 11 janvier 1913, en raison de ses articles jugés diffamatoires qui portaient « un préjudice moral au syndicat ».
Comme tous les ouvriers de l’Arsenal, Bertrand resta dans l’établissement militaire au début de la guerre. Marié en octobre 1915, il continuait à diriger le groupe de « La Jeunesse libre », gérant du local et diffusait le journal de S. Faure Ce qu’il faut dire. Aussi, quand la police effectua une perquisition dans le local du groupe, le 8 décembre 1916 et trouva des brochures antimilitaristes, le gérant fut écroué à la prison maritime de Toulon, trois jours plus tard. L’enquête menée par le premier tribunal maritime annula son sursis de mobilisation, ce qui revenait à l’exclure de l’Arsenal. Sur le registre de matricules figura la note suivante : « Congédié et exclu définitivement des arsenaux pour £DG£ actes et propagande antimilitaristes £FG£ à compter du 13 février 1917. » Plutôt que de se rendre au cinquième dépôt des équipages de la flotte à Toulon, Bertrand annonça son intention de « ne pas se rendre à l’ordre d’incorporation ».
Il aurait, selon la police, rejoint finalement son affectation pour déserter quelques mois après. Il appartint à un régiment d’infanterie de mai 1917 à novembre 1918. Selon le rapport du commissaire spécial de Toulon, le 11 janvier 1919, il était toujours mobilisé. Il fut en fait réadmis le 1er novembre 1918 et retrouva l’atelier des réparations, le 1er février 1919.
Élu membre du conseil d’administration du syndicat des travailleurs de la Marine, le 25 avril 1919, il devint secrétaire du syndicat, le 10 juillet 1919.
Les anciens dirigeants « réformistes », Lamarque et Bérenguier résistaient à l’offensive des « révolutionnaires ». Périodiquement, la presse locale publiait des lettres de leurs partisans. Ainsi, dans Le Petit Var, le 11 août 1919, un certain Giraud indiquait que Bertrand « une des lumières du syndicat », était « sourd » et « gueulait ». Souvent aussi, sa petite taille alimentait divers quolibets. Lors du renouvellement de la commission administrative du syndicat à la mi-août 1919, il fut réélu et nommé secrétaire aux inscriptions. Il fut à nouveau reconduit dans ses fonctions à la commission administrative, le 12 mars 1920. Lors d’une assemblée générale à la Bourse du Travail, le 15 janvier 1920, réunissant les secrétaires des syndicats, il critiqua fort le dirigeant national Savoie, lui reprocha son attitude de repli au moment de la grève prévue pour le 21 juillet 1919. En conséquence, il vota contre l’ordre du jour proposé.
Bertrand participa aux réunions préparatoires à la constitution du comité d’amnistie pour les mutins de la mer Noire à la fin de 1919 ; il fut nommé secrétaire général du bureau provisoire du comité de propagande en faveur de l’amnistie pleine et entière qui devait déployer une très grande activité dans la région toulonnaise.
Bertrand joua un rôle dans la grève des ouvriers de l’Arsenal à partir du 6 mai 1920. Il fut radié des effectifs « pour ne pas s’être présenté au travail le 10 mai » conformément au décret affiché en ville à partir du 8 mai. Nous ne savons quel emploi il occupa pendant les quatre années qui suivirent.
Bertrand développait au sein des « minoritaires » de la CGT à Toulon, une position différente de celle de Flandrin. Selon lui, il ne fallait pas rester dans la CGT. Aussi, s’opposa-t-il à Flandrin, lors de l’élection du nouveau secrétaire de l’Union départementale, le 14 octobre 1920. L’informateur du commissaire spécial indiquait que le 31 décembre 1920, il s’était retiré de la CGT.
Dès lors, Bertrand milita exclusivement au Comité pour l’amnistie intégrale dont il assurait le secrétariat général tout en étant membre du groupement anarchiste, « La Jeunesse libre ». Toute l’année 1922 fut marquée par des difficultés internes au comité. Certains anciens membres des « Jeunesses Libres », tels Viort ou Nicolini commençaient à militer au Parti communiste. Les affrontements semblent avoir porté exclusivement sur les questions de gestion financière du mouvement ; il est évident que les rapports de police ont privilégié cet aspect. Le 21 juillet 1921, sur la demande de l’ARAC, des sommes furent versées pour la caisse de secours aux populations russes. Par la suite, les incidents se multiplièrent. Le 21 novembre 1922, Bertrand était exclu du comité. Il engagea une campagne de presse (La République du Var, Le Radical) ; il accusait les dirigeants du comité d’avoir dilapidé les finances par des notes de frais exagérées. Le secrétaire du groupement des « Jeunesses libres », Gamba se désolidarisa publiquement de l’auteur de ces articles.
Bertrand continuait toutefois à participer aux réunions pour l’amnistie d’autant plus qu’il s’agissait d’obtenir la réintégration des exclus de l’Arsenal pour faits de grève. Les incidents se multiplièrent (il accusa Flandrin d’entretenir des relations avec la police en mai 1923 ; des coups finirent par pleuvoir à la suite d’une altercation orageuse avec Nicolini en octobre 1923, etc.).
À la suite de la victoire du Cartel des Gauches aux élections législatives de 1924, une loi d’amnistie fut votée, le 3 janvier 1925. Le préfet maritime proposa la réintégration de « plein droit » de Bertrand à l’Arsenal, le 2 avril 1925. Il reprit son travail à l’atelier des réparations le 3 juin 1925 et y resta jusqu’à sa retraite, le 1er août 1927. Il se rapprocha des communistes au moment de la lutte contre la guerre du Maroc et présida même un meeting dans le quartier des Routes, avec Duisabou, le 25 juin 1925.
Par la suite, Bertrand se rendait souvent dans les réunions communistes, posait des questions aux orateurs et les participants, en général, le conspuaient.
À partir de 1930, les rapports de police associèrent son nom au groupe S. Faure, nouvelle appellation du groupe des « Jeunesses libres » dont il faisait encore partie en 1937.
Nous nous demandons si ce n’est pas lui qui, le 13 avril 1934, retraité, figurait au bureau d’une réunion organisée par l’Union locale de la CGTU à la Bourse du Travail de Toulon contre les décrets-lois. La présence de Diné avait-elle contribué à le rapprocher de la CGTU ?
Par Jacques Girault
SOURCES : Arch. Nat. F7/13021 ; 13163 ; 13165. — Arch. Dép. Var, 4 M 42 ; 4 M 43 ; 4 M 44 ; 4 M 46 ; 4 M 53 ; 4 M 55 ; 4 M 56.7 ; 4 M 59.2 ; 3 Z 2.5, 7.6, 16.8 — Arch. Troisième Région maritime ; Matricule ouvrier 28813 ; 2 A4/12 ; 2 A4/19 ; C 43. — Arch. Com. Toulon : K A/11 bis. — Presse locale. — Arch. privées : A. Lamarque. — Renseignements fournis par Jean Masse.