Les cheminots

Les compagnies privées de chemins de fer : des concessions au rachat

FOCUS

C’est sous la Restauration que les premières lignes de chemins de fer, vouées principalement au transport de charbon, virent le jour en France, autour du bassin houiller de Saint-Étienne. Autorisée en 1823, la première ligne reliant Saint-Étienne à Andrézieux fut ouverte en 1827. Par contre, la première ligne destinée à un trafic de voyageurs fut conçue en région parisienne pour tester l’intérêt du public envers un nouveau mode de transport dont la rapidité, comparée à celle des coches et diligences de l’époque, était un atout majeur. Cette ligne qui reliait Paris à Saint-Germain-en-Laye, ouverte en 1837, servit aussi de banc d’essai financier : les frères Pereire réussirent à convaincre et à entraîner dans l’aventure ferroviaire, le banquier Rothschild et quelques autres financiers. Le succès de cette petite compagnie libéra les réserves des capitalistes, spéculateurs et banquiers, déclenchant d’épisodiques railway-mania, stimulant de farouches compétitions dans l’attribution des futures lignes jugées a priori les plus rentables.

L’origine des capitaux nécessaires à la construction puis à l’exploitation de ces petits chemins de fer reflète bien le changement d’enjeux : alors que les premiers exploitants étaient souvent des industriels à la tête d’entreprises métallurgistes et minières, pour qui le chemin de fer était avant tout un moyen d’élargir leurs marchés et débouchés, ce furent des banquiers qui, spéculant sur l’avenir prometteur de ce nouveau moyen de transports révolutionnaire, prirent le dessus.

Alors que l’administration des Travaux publics et son bras séculier technique, le corps des Ponts et Chaussées, avaient jusqu’alors eu en charge la planification, la construction et l’entretien du réseau routier national, les premiers réflexes de leur culture du monopole étatique les incitèrent à vouloir accaparer le développement du futur réseau ferroviaire national et réserver son exploitation aux ingénieurs de l’État… Les financiers, libéraux de nature, hostiles à l’interventionnisme étatique et à toute ingérence administrative, au contraire souhaitèrent s’en occuper seuls…

De l’issue de ce débat politique que l’on retrouve dans chaque pays confronté à la Révolution industrielle, résultera durablement le paysage ferroviaire national. Il put déboucher sur deux modèles opposés extrêmes de systèmes ferroviaires : le système libéral adopté aux États-Unis, à un moindre degré en Angleterre, ou le système étatiste retenu en Belgique ou en Prusse. En France, le long affrontement entre les deux camps conduisit à un régime de compromis, système d’économie mixte où les rôles étaient partagés : la loi du 11 juin 1842, qualifiée de charte des chemins de fer français, consacra le régime de la concession des exploitations : si l’État planifiait, stimulait, accompagnait le développement, construisait parfois, ce furent des sociétés privées qui, après appel d’offres et par adjudication, obtinrent pour une durée limitée (99 ans souvent) la concession de la ligne. En contre-partie du monopole géographique dont elles jouissaient, elles étaient soumises à des règlements de police contraignants ainsi qu’à un copieux cahier des charges. Celui-ci prescrivait toutes les conditions de sécurité des convois et d’exactitude des acheminements, d’égalité des clients devant l’accès et le coût du service, fixant aussi des contraintes tarifaires, imposant aussi le principe de continuité de ce véritable nouveau service public naissant.

Cette emprise réglementaire, ce droit de contrôle tant technique que commercial, traduisent le poids élevé d’une tutelle étatique dirigiste à ses débuts. C’est bien sous le Second Empire que les compagnies furent ainsi incitées à fusionner, à se partager en somme les lignes les plus rentables du territoire national : en
1859, le processus était achevé, et ce sont six grandes compagnies, les compagnies de l’Est, du Nord, de l’Ouest, de Paris à Orléans (PO), du Midi et de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM) qui façonneront ainsi le paysage ferroviaire français de manière durable. Avec toutefois quelques bouleversements :

— à la suite de la capitulation et de la victoire prussienne en 1870, la France perdit l’Alsace-Lorraine et la Compagnie de l’Est toutes les lignes de ce territoire. Ce n’est qu’en 1919 que la France recouvrit ce réseau (voir « Alsace-Lorraine »), conservé sous giron étatique : il formera le second réseau d’État.

— les difficultés d’exploitation d’un certain nombre de petites compagnies, dont les lignes étaient en partie « étranglées » sans ménagement par les grandes compagnies, conduisirent l’État à sa première opération de rachat en 1878 : les réseaux de Charentes et de Vendée, de petites lignes du Centre, furent reprises pour constituer un premier réseau d’État, formé de lignes disparates.

— les difficultés économiques de la Compagnie de l’Ouest, en charge d’un réseau à trafic essentiellement agricole et de deux lourdes têtes de lignes de banlieue parisienne (Saint-Lazare et Montparnasse), acculée à la quasi-faillite, conduisit à son rachat par l’État en 1908 et sa fusion avec le petit réseau de l’État fut accomplie au 1er janvier 1909.

Tandis que l’État poussait continûment les compagnies à construire et exploiter de nouvelles lignes, celles-ci firent valoir leur rentabilité décroissante pour négocier en contre-partie des garanties à la rémunération de leurs actions et obligations (dividendes et intérêts) ; tels furent les enjeux des conventions successives de 1857 et 1883, qui transformèrent le recours circonstanciel à la garantie d’intérêt accordé dès
1840 en régime chronique.

Aux côtés des grandes compagnies, demeuraient des réseaux secondaires d’intérêt général et des chemins de fer d’intérêt local contrôlés par les conseils généraux. Leurs agents, appelés petits cheminots entre-deux-guerres, défendus par les Unions des secondaires de chaque fédération syndicale, n’obtiendront jamais des conditions statutaires et régimes sociaux (maladie et retraite) équivalentes et aussi avantageuses que celles des agents des grands réseaux.

Par Georges Ribeill

Les compagnies privées de chemins de fer : des concessions au rachat
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