Mon dernier train
ACTUALITESCet article revient sur le "dernier train" avant la retraite des agents de conduite. Traditionnels au sein de la profession, les rites entourant ce dernier voyage sont aussi un hommage à l’engagement syndical ou politique des cheminots militants. Retour sur quelques exemples présents dans le Maitron.
Enjeu de nombreux débats politiques, souvent attaquée et caricaturée, la retraite des cheminots n’en demeure pas moins un sujet peu connu du grand public. Par-delà ses spécificités statutaires, elle constitue un évènement de la vie des travailleurs du chemin de fer, marquant la fin d’une carrière dédiée aux transports publics, aux usagers et aux cheminots. Pour les agents de conduite, « le dernier train » est souvent l’occasion de rendre hommage à cet engagement.
Traditionnellement, le « dernier train » est un moment de fête collective. La joie affichée vise autant à célébrer la perspective d’une retraite bien méritée, qu’à conjurer la tristesse de quitter un métier adoré. Du temps de la vapeur, l’agent de conduite abandonnait son chauffeur mais aussi la locomotive dont il avait la responsabilité. Après des années de conduite et d’entretien, la relation faite d’exploitation et d’affection nouée avec la machine, prenait fin. La fin de carrière marque aussi l’abandon des sociabilités qui font le sel de la vie de roulant : les repas pris entre collègues, les nuits de découché dans les foyers ou encore les relations nouées avec les agents (chef de gare, garde barrière, etc.) des différentes lignes parcourues. Pour les militants, le départ induit aussi la fin des derniers mandats syndicaux exercés dans l’entreprise, mandats qui ont souvent accompagné toute une partie de la carrière professionnelle. Pour toutes ces raisons, la retraite est un moment de fraternité qu’il convient de fêter comme il se doit.
Dans son roman, Mécano, paru en janvier 2023, Mattia Filice décrit le spectacle de cette dernière locomotive entrée en gare et de l’atmosphère qui l’entoure. « Au loin un sifflement se fait entendre, un son qui couvre progressivement le ronronnement sourd de la ville. La marquise semble trembler, le sol de la plateforme se fissure sous mes pieds, une nuée approche dont deux petits filets de lumière parviennent tant bien que mal à s’échapper. La sono de Saint-Lazare prévient les voyageurs que de fortes détonations vont retentir. C’est imminent. Un écran de fumée s’empare de la gare comme au temps de la vapeur, mais c’est la fumée des pétards. [...] L’engin moteur approche poussé par le nuage, les oreilles des enfants sont couvertes de nos mains, les décibels n’ont plus de limite, le verre de la marquise va-t-il se fendre ? » (p.207)
Certains militants cheminots figurant dans le Maitron racontent les festivités entourant leur dernier train. Évènement collectif, il réunit aussi bien les collègues de travail, les camarades du syndicat que les membres de la famille. Dans ses Mémoires militantes, Charles Nouailhetas raconte comment son dernier train, en 1989, fut organisé par ses camarades du PCF et de la CGT de la gare Saint-Lazare (p.377-391). En accord avec le chef de feuille, ceux-ci arrêtèrent le jour et le train (un Express Caen-Paris) qui convenait le mieux aux agents de conduite du roulement n°180 de la gare. Le jour donné, une petite troupe composée des membres de la famille et des plus proches camarades, se rendit à Caen pour accompagner le mécano dans son dernier trajet. À Caen, Charles Nouailhetas fut l’invité d’une réception préparée en son honneur où les hommages à son professionnalisme et à son engagement militant furent nombreux. À l’heure du départ, ses invités prirent place dans le train pour Paris, alors qu’il s’asseyait aux commandes de la locomotive. À l’avant de la machine, les membres de l’Amicale du dépôt de Caen avaient accroché « une structure en bois qui faisait toute la largeur de l’engin. Elle représentait une énorme quille entourée de fleurs artificielles, avait des couleurs variées et portait l’inscription : MON DERNIER TRAIN » (p.386). À cela s’ajoutaient d’innombrables autocollants militants et deux pancartes siglées des lettres PCF et CGT qui finissaient d’habiller la locomotive. À chaque arrêt du retour vers Paris, le néo-retraité fut chaleureusement salué par les cheminots de la ligne. À son arrivée à Saint-Lazare, il fut accueilli par plus d’une centaine de personnes parmi lesquelles Jean Lelièvre, Christiane Bedon ou Henri Malberg, qui usèrent de pétards et de klaxons pour saluer son « dernier coup de frein ».
Pour sa part, en 1998, Gaston Laffaille, ancien dirigeant de l’UD-CGT du Cantal, orne son dernier train du journal l’Humanité, du drapeau tricolore et d’un drapeau rouge. À l’avant de la locomotive, il accroche l’emblème de la faucille et du marteau. Ponctué de plusieurs arrêts, où on lui témoigna solidarité et sympathie, son dernier itinéraire fut immortalisé par ses camarades militants et les photographies déposées aux Archives départementales du Cantal. On y voit l’arrivée en gare d’Aurillac, sous les applaudissements de ses proches, de ses collègues et de ses camarades militants. Antoine Benoit, secrétaire général de l’UD-CGT du Cantal et Louis Taurant, militant communiste et ancien adjoint au maire d’Aurillac, étaient notamment présents.
Avec le temps, la pratique festive du dernier train ne s’est pas perdue. Dans certaines régions, elle est entretenue par des collectifs d’agents de conduite qui veillent à en perpétuer la tradition. En 2022, à la suite d’un entretien réalisé avec Jean-Marie Bourgoin, secrétaire général du syndicat CGT des cheminots du Mans de 1985 à 1991, Madeleine Peytavin raconte l’organisation des départs en retraite par La Fraternelle des roulants et surveillants du dépôt du Mans.
« À la section technique des agents de conduite, il existait une association La Fraternelle des roulants et surveillants du dépôt, émanation de la section CGT. Elle avait ses statuts pour l’organisation des départs à la retraite. Pour en bénéficier, il fallait, obligatoirement, être syndiqué.
Il était prévu qu’un agent ne pouvait faire du « rab » que s’il lui restait quelques mois à faire pour déclencher une dernière position salariale mais ce règlement ne l’autorisait pas à finir l’année civile. Dans les faits c’était le syndicat qui organisait le dernier train et sa décoration, mais aussi la collecte pour le futur retraité. Lorsque Jean-Marie Bourgoin prit sa retraite, un enjeu technique se posa. Avec la mise en roulement du TGV, la pièce de décor « Mon dernier train » (œuvre d’un artiste local) ne s’adaptait pas au format de la locomotive TGV. Jean-Marie Bourgoin dut ainsi troquer sa machine pour un autorail. Il fit le tour du dépôt écrasant quelques pétards à son passage. Il fut accompagné de son Chef Traction, André Aubert, syndiqué à la CGT qui avait fait grève en 1995. À l’arrivée, Jean-Marie reçut le bouquet de fleurs traditionnel devant un public nombreux (200 personnes).
Jean-François Soulard fit les discours du vin d’honneur dans la salle du PCF proche du dépôt et du banquet qui se déroula dans une salle d’un lycée agricole. À ce moment-là, un apéro était servi au profit de l’Orphelinat national des chemins de fer de France. Le repas fraternel réunit quelques cent quatre-vingt personnes. Un vélo de course lui fut offert. Des cheminots chanteurs et musiciens ne manquèrent pas l’occasion d’entonner Les Canuts. La fête continua dans les danses tard dans la nuit. La petite société se remit à table le lendemain midi. En plus des départs à la retraite, La Fraternelle honorait, une fois l’an, tous les syndiqués de l’année. »
SOURCES : Arch. de l’IHS-CGT des cheminots. — Charles Nouailhetas, Mémoires militantes, Montreuil, Éditions de l’Institut CGT d’histoire sociale des Cheminots, 2021. — Mattia Filice, Mécano, Paris, P.O.L, 2023. — Mon dernier train de Gaston Laffaille. Archives départementales du Cantal. — Entretien de Madeleine Peytavin avec Jean-Marie Bourgoin, 2022.
Logo de l’article : Départ à la retraite à Mantes dans les années 1950. Source : IHS-CGT cheminots carton 774. Droits réservés IHS-CGT cheminots.