CRUIZIAT André

Par André Caudron

Né le 18 octobre 1908 à Paris, mort le 18 août 1998 à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) ; adjoint au commissaire national de la Route (1934), cofondateur des Amitiés scoutes (1942) et de Vie nouvelle (1947) ; organisateur du Groupe d’actions Tiers-monde (1970), du Centre de formation aux réalités internationales (1972) et d’Alerte aux réalités internationales (1983).

De souche paysanne, le père d’André Cruiziat, chauffeur de maître, et sa mère, couturière à domicile, étaient pratiquants « de convenance ». Leur fils unique, élevé dans une grande rigueur morale, fréquenta l’école primaire publique. Après le certificat d’études, il entra dans la vie active en suivant des cours du soir de comptabilité et obtint le brevet d’études primaires supérieures commerciales. Il avait passé ses vacances d’adolescent dans une famille rurale du Morvan dont il partageait les travaux, et rencontré Étienne Daudille, séminariste, qui avait connu le Sillon.
Dans sa paroisse, à Saint-Philippe-du-Roule, il encadra les enfants du « patro » sous la direction de l’abbé Durand, acquis à la doctrine sociale de l’Église. Engagé tardivement chez les Scouts de France (SDF), dans la troupe Montalembert, dite « 25e Paris », André Cruiziat y fit sa promesse à l’âge de dix-neuf ans. Fondateur du clan Don Bosco qui allait servir de modèle, en 1931, à toute la Route parisienne, il fut bientôt responsable de cette branche aînée du scoutisme pour le district de Paris Est.
Il effectua son service militaire en 1928 à Mayence (Rhénanie occupée), suivit le peloton des EOR et fut démobilisé comme sous-lieutenant en 1930. Il retrouva le clan Don Bosco qui animait un « patro » en banlieue rouge, aux « Quatre routes » d’Asnières, nouveau centre religieux créé par les Routiers. « Nous portons tous nos efforts sur ce coin pour en faire une paroisse marquée de l’esprit qui est propre à tous. Le travail est considérable : éducation, secourisme social, aménagement, santé, etc. Vous avez donc intérêt à vous grouper autour de nous pour aboutir à un ensemble complet qui soit caractérisé par nos conceptions de la cité », écrivait-il le 10 octobre 1933.
Embauché dans une librairie, s’intéressant plus aux livres qu’aux fiches comptables dont il avait la charge, il fut licencié. Dès lors, le secrétariat des SDF le rémunéra à mi-temps. Très influencé par le père Doncœur, aumônier, il devint en 1934 l’adjoint de Pierre Goutet*, commissaire national de la Route. André Cruiziat avait acquis une réputation de forte personnalité, « dirigiste » mais entraînante, dotée d’« un grand appétit d’apprendre et d’un génie de l’action ». Ayant renoncé à la prêtrise, marié le 11 janvier 1936 avec Françoise Blanchard, cheftaine de Guides de France, il faisait partie désormais à plein-temps de la direction des SDF. Le général Lafont le nomma commissaire à la propagande en 1938. Soucieux de la vie « hors activités scoutes », il organisa des rencontres entre Routiers mariés et prit la tête des « Amis des scouts ». Il s’intéressait à l’équipe d’expression corporelle des SDF, aux recherches de Léon Chancerel, fondateur des Comédiens routiers, et de Pierre Schaeffer en musique.
En 1939, mobilisé comme lieutenant de réserve, il rejoignit son unité dans l’Aisne. Chargé d’accompagner un convoi disciplinaire jusqu’au camp de Ruchard, dans le centre de la France, il fit ensuite partie de son encadrement puis fut affecté à une unité de « Joyeux » (Bataillon d’Afrique) à Montdauphin-Guillestre (Hautes-Alpes).
Démobilisé à l’armistice de juin 1940, André Cruiziat appartint au groupe installé par son ami Henri Dhavernas, commissaire général des SDF, détaché au ministère de la Famille, et qui décida de créer une organisation de jeunesse pour rassembler de nombreux adolescents dont certains étaient séparés de leurs parents par l’exode. Du 1er au 4 août, la charte du nouveau mouvement, « les Compagnons de France », fut établie à Randan (Puy-de-Dôme). Cruiziat y défendit plusieurs orientations : le pragmatisme « laïc » (le mouvement ne devait pas être foncièrement scout ni confessionnel), le refus d’une « jeunesse unique », un large pluralisme pour le choix des cadres. Le mouvement prit une grande ampleur, avec plus de 30 000 membres, sans se déclarer contre le gouvernement de Vichy, sous peine de dissolution. Assistant du chef compagnon Dhavernas et conseiller pour les chantiers de jeunesse, André Cruiziat participa à deux stages de l’École des cadres d’Uriage où il rencontra Emmanuel Mounier*. Il entra en relation avec le mouvement Jeunesse de l’Église de Maurice Montuclard*, qui allait inspirer la distinction des plans politique et religieux aux Amitiés scoutes et à la Vie nouvelle. C’est dans cet esprit qu’il visita la communauté de travail de Boimondau, fondée par Marcel Barbu* à Valence (Drôme).
André Cruiziat restait en rapport étroit avec les quartiers généraux des SDF, repliés à Lyon. En février 1941, en accord avec Pierre Goutet, il proposa au commissaire général Eugène Dary un regroupement des couples d’anciens scouts, non sous forme d’amicale de parents, mais en petites communautés, dans une perspective d’action : la vie des couples devait déboucher sur des engagements nouveaux et exigeants, sur le terrain familial et en divers lieux de la société et de l’Église. Eugène Dary officialisa le projet en juin 1942 dans la revue Le chef où il annonça la création du service des « Amitiés scoutes » (AS).
Peu après, André Cruiziat s’investit dans la préparation et le déroulement du grand pèlerinage de la jeunesse catholique, présidé par Mgr Gerlier et le nonce Valerio Valeri, honoré d’un message du pape et d’une allocution enregistrée du maréchal Pétain, qui rassembla 60 000 personnes au Puy (Haute-Loire) du 12 au 15 août 1942. Ce rassemblement donna lieu ultérieurement à des interprétations très diverses. S’il est difficile de dire dans quel état d’esprit Cruiziat y participa, il prit en tout cas peu à peu ses distances à l’égard de plusieurs dirigeants des SDF et du père Doncœur, proches du régime de Vichy. En 1943, les premières équipes des AS se créèrent dans plusieurs villes de la zone sud et en décembre André Cruiziat organisa à Lyon leurs premières journées nationales. Il mobilisa Pierre Goutet, qui vivait en zone nord, pour préparer l’implantation du mouvement dans tout le pays, mais celui-ci fut arrêté et déporté en août 1944. Cruiziat avait aussi suivi la création du Centre de pastorale liturgique, animé par les pères Duployé et Roguet, et était entré dans l’équipe dirigeante en 1943.
Après la dissolution des Compagnons, il passa discrètement les derniers mois de l’Occupation chez les Camarades de la Liberté, mis en place par René Basdevant. Au début de l’été 1944, il quitta Lyon en compagnie d’Edmond Ortigues par des moyens de fortune, rejoignit les siens à Arèches (Savoie) et prit contact avec le maquis. De retour à Paris après la Libération, il poursuivit le développement des AS qu’il proposa d’étendre au guidisme - ce qui se solda par leur fusion avec les Amitiés guides en 1945. Ce fut lui qui anima la célébration réunissant plus de 100 000 personnes, le 29 juin 1946, à la faveur du « Grand retour » de Notre-Dame de Boulogne : le cardinal Suhard avait convié les Parisiens à une nuit de prières au stade de Colombes.
André Cruiziat et Pierre Goutet souhaitaient que les membres des AS sachent affronter les questions fondamentales de la société en tant que catholiques, mais en dehors de tout « cocon ». Ces orientations provoquèrent des tensions, notamment avec Pierre Delsuc, commissaire général des SDF depuis 1944, puis avec son successeur Georges Gauthier. Il fut alors décidé que l’expérience des AS se poursuivrait en dehors du mouvement scout. En juillet 1947, les deux amis créèrent « La Vie nouvelle », détachée des Scouts de France et des Amitiés scoutes. Étranger aux positions démocrates chrétiennes du MRP, le nouveau mouvement - appelée communément « Vie nouvelle » - fut très attentif aux expériences sociales, proche à la fois du mouvement Économie et Humanisme du père Lebret* et du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier. Pierre Goutet fut élu président dans des conditions difficiles. André Cruiziat, permanent, allait être aidé dans les tâches quotidiennes par Henri Deshayes. Il continua de publier la revue Terre et ciel, lancée en 1946 pour les AS.
La Vie nouvelle, composée de foyers assez jeunes mais ouverte aux célibataires, se voulait mouvement chrétien et communautaire. Pendant plus de trente ans se maintint un équilibre entre :
- la vie chrétienne autour du père Kopf, aumônier. Des religieux comme Dalmais, Congar*, Liégé, Chenu*, et des prêtres-ouvriers comme Depierre* participèrent à l’animation du mouvement et écrivirent dans la revue. Une attention particulière était accordée à une réflexion sur l’action du chrétien dans la cité ainsi qu’à la formation biblique et liturgique ;
- la vie personnelle, le couple, la famille, l’éducation des enfants ;
- la vie politique au sens le plus large. Le mouvement conduisit à des analyses sur l’inspiration communautaire appliquée à la gestion locale (municipalités), au syndicalisme et à l’économie. Vers 1958, la réflexion fut élargie à la politique proprement dite, en définissant les exigences d’un socialisme communautaire ou humaniste, non marxiste. Un secteur politique fut créé avec René Pucheu en 1959. Jacques Delors*, membre de cette première équipe, proposa de créer une revue : Citoyens 60, fer de lance d’une éducation politique et économique. L’équipe « Citoyens 60 » fut surtout composée de fonctionnaires, enseignants, praticiens - Pierre Lavau, André Kerever, Christian Join-Lambert, Yves Chaigneau, Gérard Adam, etc. - et de responsables de la Vie nouvelle. Une équipe agricole, composée de quelques exploitants, de techniciens et d’un sociologue, Paul Houée, se constitua dans les années 1960.
Peu à peu, la démarche empirique du mouvement, engagé dans les problèmes du temps à la lumière d’un personnalisme chrétien, se retrouva dans la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit. Cette évolution fut renforcée par l’arrivée dans l’équipe de direction de deux philosophes : Jean Lestavel* (1954) et Raymond Labourie* (1956).
Après 1949, des groupes se constituèrent en Algérie, en Tunisie, au Maroc sous l’impulsion d’André Cruiziat, de coopérants et de Français libéraux tels André et Annette Gallice, Louis et Hélène Vandevelde, Lucien Bugeat, Arnaud de Montmarin, Henryane de Chaponay, André Egon, Henri et Jacqueline Dechandol. Une section Tiers-monde fut créée à Paris en 1955 avec Bernard Lantaigne. Les groupes locaux travaillaient en relation avec d’autres Français, des évêques, des religieux, etc. et rencontraient des militants nationalistes (Ben Barka, Bouabid).
De 1958 à 1968, au sein de Vie nouvelle, André Cruiziat favorisa l’émergence des « communautaires », sorte d’ordre laïc qui acceptait une certaine discipline : formation continue à la fois religieuse, politique et interpersonnelle, partage d’un pourcentage des revenus, engagement dans la société, principe d’autocontrôle par échange avec les pairs, etc. La généralisation des idées libérales peu contraignantes et la guerre d’Algérie poussaient progressivement le mouvement vers la gauche. Très tôt, il avait dénoncé l’usage de la torture. Ce fut cependant à la suite de divergences sur le conflit algérien que les deux principaux fondateurs, Goutet et Cruiziat, se séparèrent. Georges Millot, doyen de la Faculté de Strasbourg et compagnon des premiers jours, trésorier, prépara l’évolution de l’équipe nationale avec Gilles Viennot. En 1961, Raymond Labourie fut nommé animateur national avec Jean Lestavel comme adjoint à partir de 1964. Georges Millot succéda à Pierre Goutet à la présidence, André Cruiziat garda la responsabilité des « communautaires » et de la section Tiers-monde et international où il fut assisté par Antoine Platz, puis Jean Chaudouet.
Au cours des années 1960, des groupes de recherche, d’action et de formation, des publications aussi se développèrent dans la mouvance du mouvement « Citoyens 60 », « Alleluia », le CEPREG qui forma des animateurs pour les associations d’éducation populaire et le secteur social, sous la conduite de Bernadette Aumont, à partir de 1963. Autour de 1968, Vie nouvelle connut une forte expansion avec 5 700 adhérents cette année-là et cent cinquante groupes en 1970.
André Cruiziat donnait une grande part de son temps à l’animation de groupes aux Antilles, au Maghreb, en Afrique (Sénégal, Madagascar). Il impulsa des groupes dans plusieurs pays et devint secrétaire du Bureau international des mouvements de formation et d’action communautaire. En lien avec l’IRAM et l’IRFED, il réalisa plusieurs missions en Afrique, parfois en relation avec le ministère de la Coopération, pour aider les gouvernements à organiser des structures de service civique rural. En 1970, désireux d’aborder sous différents angles les questions posées par les rapports entre nations riches et pauvres, il suscita un compagnonnage d’experts, de dirigeants et de hauts responsables publics ou privés, d’opinions et de statuts différents : le Groupe d’action Tiers-monde (GATM).
La même année, devant la montée des tendances marxistes à Vie nouvelle, il organisa deux journées d’études intitulées « Essai de bilan des régimes socialistes » à Issy-les-Moulineaux et publia un document : Ce que nous apprennent les régimes socialistes de l’URSS et des démocraties populaires. Il créa l’École du développement, ouverte aux étudiants et stagiaires du Tiers-monde résidant en France. Pour les coopérants membres du mouvement, il publia le bulletin Entre deux mondes. En désaccord avec les vues politiques de Vie Nouvelle à l’époque du congrès socialiste d’Épinay, il rédigea un examen critique, nuancé mais ferme, du document La Vie nouvelle et le socialisme, diffusé par la nouvelle équipe d’animation, et quitta son poste de permanent en 1972.
La même année, à l’initiative de Jean Lestavel, l’association « Cinq à sept » fut lancée pour les anciens de Vie nouvelle qui avaient plus de cinquante ans. Raymond Labourie et André Cruiziat y jouèrent un rôle essentiel. Comptant bientôt 1 000 membres, elle prit plus tard le nom de « Poursuivre ».
Pour André Cruiziat, la priorité demeurait la formation aux questions internationales. Il créa en 1973 le Centre de formation aux réalités étrangères et internationales (CEFRI), avec Paul Delouvrier*, président d’Électricité de France. Ce dernier ouvrit au CEFRI, dont il était président d’honneur, les salles du FIAP (Foyer international d’accueil de Paris) dans le XIVe arrondissement. André Cruiziat participa à la formation des coopérants et organisa des stages destinés à des étrangers, des étudiants d’Outre-Mer, des élites africaines voulant connaître les réalités françaises. Il s’investit dans des actions politiques concernant les relations françaises avec les pays du Tiers-monde. En Afrique noire, à Madagascar et dans le Maghreb, il mena des expertises sur les problèmes de formation, les politiques de jeunesse, les chantiers de jeunes.
En 1982, à la suite de désaccords sur l’orientation du CEFRI, André Cruiziat décida de le quitter progressivement et créa Alerte aux réalités internationales dans laquelle se fondit le Groupe d’actions Tiers-monde. Il publia dans Le Monde du 12 août 1982 un véritable article programme approuvé par Paul Delouvrier, Michel Albert, Jean Boissonnat, les ambassadeurs Christian d’Aumale, qui allait présider l’Association, Stéphane Hessel, Jean-Pierre Camprédon, etc. À travers cet organisme, il souhaitait ouvrir l’attention des décideurs aux questions posées par la mondialisation. En 1989, Alerte aux réalités internationales fusionna avec le Comité du rayonnement français pour devenir l’association Rayonnement français, réalités internationales (ARRI).
André Cruiziat mourut sans avoir cessé de s’investir dans ses projets. Un prix portant son nom fut créé par l’ARRI en 2002. « Éveilleur de consciences, entraîneur d’hommes et visionnaire », il appuya davantage son action sur la parole que sur l’écrit, mais il écrivit néanmoins de nombreux articles, en particulier pour La Route et Vie Nouvelle.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article21172, notice CRUIZIAT André par André Caudron, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 29 mai 2016.

Par André Caudron

Alain Cruiziat
Alain Cruiziat

SOURCES : Arch. dominicaines de la Province de Paris, fonds André Cruiziat. — Jean Lestavel, La Vie Nouvelle, histoire d’un mouvement inclassable, Le Cerf, 1994. — Geneviève Poujol, Madeleine Romer (dir.), Dictionnaire biographique des militants, notice Cruiziat par Jean Lestavel, L’Harmattan, 1996. — Henri Tincq, « André Cruiziat. Du scoutisme à la vie nouvelle », Le Monde, 21 août 1998. — Jean Lestavel, « André Cruiziat nous a ouvert de nouveaux horizons », La Croix, 27 août 1998. — Pierre Bourges, Esquisse d’une histoire du mouvement Vie Nouvelle. Stage de bienvenue, dactyl., 18 octobre 2003. — Historiographies et témoignages écrits de Raymond Labourie, Jean Lestavel avec le concours de Robert Baguet, La personnalité d’André Cruiziat. — Jean Chaudouet avec le concours de Françoise et Pierre Cruiziat, Raymond Labourie, Jean Lestavel et Robert Baguet, Éléments de la vie d’André Cruiziat, janvier 2003, dact. — Jean Chaudouet, Raymond Labourie, Jean Lestavel (dir.), La Vie nouvelle et André Cruiziat dans l’histoire politique et religieuse des années 1947-1967, Strasbourg, Éditions du Signe, 2009. — Notes de Jean-Marie Mignon et Nathalie Viet-Depaule.

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