La répression et les scissions

En mars 1947, le président des États-Unis, Truman, énonça sa « politique d’encerclement du communisme » et lança en juin le Plan Marshall. C’était le début de la « guerre froide ». Des dissensions internes au sein de la Fédération mondiale des syndicats ouvriers (W.F.T.U. ou Sekai rōren) entraînèrent bientôt des scissions. Et le mouvement ouvrier japonais, partie de cet ensemble, entra lui aussi dans une période de répression et de divisions. La politique de démocratisation du Japon adoptée dans un premier temps par les forces d’occupation américaines évolua brusquement en une politique visant à faire de ce pays une base militaire pour le contrôle de toute l’Asie. Les forces dominantes du Japon, dont le noyau était constitué par le capital monopolistique durement frappé et affaibli par la défaite, commencèrent à entrevoir dans les États-Unis une planche de salut. C’est ainsi que, sous la direction des forces d’occupation américaines, une politique de contraction des salaires, de restriction de leurs droits et de domination par la division fut imposée aux ouvriers et aux syndicats. Lors des élections législatives qui eurent lieu immédiatement après la grève générale manquée du 1er février, le Parti socialiste rassembla le plus grand nombre de voix ; le résultat fut la mise sur pied d’un gouvernement de coalition, ce qui aboutit en fait à l’entrée des socialistes dans un cabinet conservateur. Et ce « gouvernement du centre » fut loin de satisfaire les espoirs de la classe ouvrière et de la population laborieuse qui en attendaient une politique de type socialiste.
La crise alimentaire s’amplifia, les prix poursuivirent leur ascension tandis que les salaires étaient comprimés à un niveau très bas. La classe ouvrière contre-attaqua et, en mars 1948, éclata une lutte de grande envergure dirigée par les travailleurs de la fonction publique pour l’abandon de la politique des bas salaires. Les forces d’occupation interdirent cette grève. C’est alors que le gouvernement japonais, soutenu en cela par le commandement des forces américaines, mit au point les mesures juridiques qui privaient les fonctionnaires du droit de grève et du droit aux négociations collectives. Dans la mesure même où les syndicats des administrations publiques constituaient une masse imposante, puisqu’ils regroupaient le tiers des travailleurs syndiqués et qu’ils étaient particulièrement combatifs, cette répression eut une influence retentissante sur le mouvement ouvrier dans son ensemble. Malgré les luttes violentes des employés des chemins de fer nationaux, de l’administration des postes et des télécommunications contre cette atteinte à leurs droits, les mesures furent maintenues. On assista alors à une escalade de la répression ; c’est ainsi que le conflit engagé par le syndicat des travailleurs de l’industrie cinématographique contre les licenciements fut réprimé par 1 800 policiers armés, protégés par les soldats américains.
D’autre part, un plan visant à orienter le mouvement ouvrier à droite fut mis au point : il s’agissait de noyauter la direction des syndicats les plus combatifs au moyen des scissions. Pour inaugurer ce système fut constitué, au sein même du Congrès des syndicats d’industrie (Sambetsu), la Fédération pour la démocratisation (Minshuka dōmei) qui, soutenue et dirigée par Je gouvernement, le capital monopolistique et les forces d’occupation, adopta une position résolument réformiste et anticommuniste.
En décembre 1948, le commandant en chef, le général Mac Arthur, ordonna au gouvernement japonais l’application des « Neuf principes de stabilisation économique », en conformité avec une ordonnance provenant directement de Washington. Ce texte fut présenté comme un programme pour enrayer l’inflation et comme un moyen pour restaurer la stabilité et l’« indépendance » de l’économie japonaise qui serait large­ ment soutenue par l’assistance gouvernementale et l’aide américaine. Or, il s’agissait en fait, sous l’égide de l’impérialisme américain, de la mise en forme d’une politique organisant la renaissance du capitalisme monopolistique japonais. La politique ainsi définie n’était autre qu’une « rationalisation » capitaliste exigeant d’énormes sacrifices de la part des ouvriers, des paysans et des petits et moyens entrepreneurs. Ce virage américain se situe dans le contexte des bouleversements dont l’Asie commençait, précisément à cette époque, à être le théâtre avec la victoire de la Révolution chinoise.
Lors des élections générales de janvier 1949, le Parti libéral démocratique (Minshu jiyūtō, précurseur du Parti libéral-démocrate actuel) de YOSHIDA Shigeru s’empara de la majorité des sièges à la Chambre des représentants ; le Parti socialiste recula de manière spectaculaire et perdit son rang de premier parti ; en revanche, la représentation du Parti communiste progressa notablement puisqu’elle passa de quatre députés à trente-cinq, ce qui entraîna des affrontements politiques très vifs. Le Parti communiste, appelant à la formation d’un front démocratique de la nation, s’employa à organiser un mouvement de front unifié.
C’est dans une conjoncture politique tendue que le gouvernement projeta de licencier environ 20 % des travailleurs de la fonction publique, soit 260 000 personnes. Les ouvriers de l’industrie privée ne furent pas épargnés : la politique déflationniste provoqua des difficultés de gestion pour les entreprises et des faillites qui entraînèrent à leur tour blocage des salaires et licenciements. De surcroît, la détérioration des règlements du travail se manifesta de façon brutale et on empiéta largement sur les droits des travailleurs et sur ceux des syndicats.
L’apogée de la campagne pour la protection de l’industrie se situe en été 1949. La résistance de la classe ouvrière fut brisée par une répression implacable exercée par des policiers armés. On n’hésita pas à monter de toutes pièces des incidents comme l’« Affaire de Matsukawa » qui devait servir de diversion au licenciement de 100 000 employés des chemins de fer nationaux. A la suite de cette « Affaire de Matsukawa » devenue célèbre même à l’étranger (au cours de laquelle « quelqu’un » fit dérailler un train), on procéda à l’arrestation et à la mise en accusation de 20 ouvriers : en première instance, 5 d’entre eux furent condamnés à la peine de mort, 5 autres aux travaux forcés à perpétuité, tandis que la somme des peines infligées aux 10 autres s’élevait à 95 ans et 6 mois de travaux forcés. Au terme d’une enquête de quinze années, le Mouvement du peuple japonais pour une justice authentique réussit à prouver l’absence de fondement des chefs d’accusation ; il ne se contenta pas d’obtenir l’acquittement des accusés, mais, après avoir dévoilé l’action criminelle des autorités qui avaient tramé cette provocation, il réclama et obtint une indemnisation de l’État. C’est ainsi que la « Campagne de Matsukawa » qui s’était développée en un mouvement démocratique populaire, centré sur la classe ouvrière, devait faire date, grâce à la victoire éclatante dont elle fut couronnée.
Cependant, les conflits de l’été 1949 se soldèrent dans la plupart des cas par la défaite de la classe ouvrière : environ 1 000 000 d’ouvriers furent privés de leur emploi et les syndicats en subirent l’important contrecoup. Alors que les centrales syndicales ouvrières regroupaient encore, à la fin de l’année 1948, 36 000 organisations et 6 710 000 adhérents, elles ne comptaient plus en juin 1950 que 29 000 organismes affiliés et 5 770 000 membres. De plus, celui qui jouait jusqu’alors le rôle de chef de file du mouvement, le Congrès des syndicats d’industrie (Sambetsu kaigi) perdit par suite d’erreurs de stratégie un grand nombre d’affiliations et son influence décrut proportionnellement : de 150 000 adhérents en 1946, il tomba à 10 000 et fut contraint à la dissolution.
Le 25 juin 1950 la guerre de Corée éclata. L’armée américaine se servit du Japon comme base militaire contre la République démocratique populaire de Corée. Dès que les hostilités eurent commencé, le général Mac Arthur ordonna au gouvernement japonais de mettre sur pied une armée de réserve de police de 75 000 hommes. Ce corps devait se développer pour constituer les forces d’autodéfense qui comptent actuellement 230 000 soldats. Cette violation de la Constitution japonaise, qui stipulait l’interdiction faite au Japon de posséder une armée, ouvrit la voie à la renaissance du militarisme.
Avec le déclenchement de la guerre de Corée, le mouvement ouvrier connut une répression accrue. Dès le 6 juin 1950, les 24 membres du Comité central du Parti communiste furent frappés par le décret d’exclusion de la fonction publique promulgué par le commandant en chef Mac Arthur et il leur était interdit de se livrer à une activité politique quelle qu’elle soit. Le lendemain, c’était le tour de 17 cadres appartenant à la rédaction de l’organe du Parti communiste Akahata (Drapeau rouge). Lors du déclenchement des hostilités, la publication même du journal Akahata fut interdite. Le P.C.J. se trouva dans une situation de semi­ illégalité et un grand nombre de ses dirigeants ou de ses militants, en proie aux poursuites, se réfugièrent dans la clandestinité pour y continuer leur action. Le Parti communiste japonais qui avait été, en janvier 1950, l’objet d’une condamnation du Cominform pour ses « tendances opportunistes de droite » traversait, à cette époque-là, une période critique de dissensions internes qui menèrent finalement à une scission : 30 % de ses membres, regroupés dans la Fraction internationaliste (Kokusai ha) furent exclus pour « manque de discipline ».
Les syndicats ouvriers étaient eux aussi en butte à une répression implacable. Le Conseil de liaison des syndicats (Zenrōren), qui constituait le noyau du mouvement ouvrier de combat, fut dissous à la fin du mois d’août 1950, par un décret du général Mac Arthur ; 12 de ses cadres furent frappés d’exclusion de la fonction publique. C’est à cette époque que, selon les recommandations et les directives des forces d’occupation, plus de 12 000 communistes ou sympathisants furent chassés de leur emploi dans le pays. La « purge rouge » qui frappait en fait tous les militants ouvriers les plus combatifs, s’exerça tant dans les entreprises privées qu’au sein des administrations publiques.
Dans ce contexte tourmenté de guerre et de répression eut lieu, en juillet 1950, la fondation du Conseil général des syndicats ouvriers japonais ou Sōhyō (Nihon rōdōkumiai sōhyōgikai) qui annonça des effectifs de 3 770 000 adhérents. Les initiateurs de ce mouvement étaient des cadres de la Fédération générale des syndicats (Sōdōmei) et ceux de la Fédération pour la démocratisation (Minshuka dōmei) connus pour leur hostilité au Parti communiste marqué alors par le sectarisme. A la différence du Congrès des syndicats d’industrie (Sambetsu kaigi) résolument combatif, le Conseil général (Sōhyō), prônant « un syndicalisme démocratique indépendant » avait pour traits fondamentaux l’anticommunisme et le souci d’harmoniser les rapports entre le capital et le travail. Il vit donc le jour sous le triple patronage du gouvernement, du capital monopolistique et des forces d’occupation.
Le Conseil général (Sōhyō), non content d’exclure le Parti communiste, déclara qu’il soutiendrait les partis politiques de type social-démocrate représentés au Japon par le Parti socialiste. La nouvelle centrale, rompant avec la Fédération mondiale des syndicats ouvriers (W.F.T.U. ou Sekai rōren), d’inspiration communiste, décida d’adhérer à la Confédération internationale des syndicats libres (I.C.F.T.U. ou Kokusai jiyū rōren) qui s’était constituée en novembre 1949.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article236710, notice La répression et les scissions, version mise en ligne le 29 juillet 2022, dernière modification le 13 juillet 2022.
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