SUE Eugène [SUE Marie-Joseph]

Né le 26 janvier 1804 à Paris, mort le 3 août 1857 à Annecy-le-Vieux (royaume de Sardaigne, aujourd’hui Haute-Savoie) ; écrivain et homme politique socialiste.

Orphelin de mère, Eugène Sue appartenait à une famille de médecins et de chirurgiens. Son père, Jean-Baptiste Sue, était chirurgien-chef de la garde impériale, puis médecin consultant de Louis XVIII et de Charles X. La future impératrice Joséphine et Eugène de Beauharnais signèrent son acte de naissance comme témoins. Sa vie commença dans le luxe et le dandysme. Son père, en 1822, jugea nécessaire de mettre fin à des fredaines de plus en plus coûteuses et le fit embarquer dans la marine de guerre comme aide-chirurgien, sans qu’il eût pour cela la moindre qualification et la moindre aptitude.
Eugène Sue bourlingua ainsi sur l’Atlantique et la Méditerranée, présent à l’affaire du Trocadéro en 1823 comme à la bataille de Navarin le 20 octobre 1827. Son père étant mort en 1830 et lui ayant laissé une fortune, il démissionna de la marine, en 1831, à 27 ans.
Il entreprit aussitôt d’écrire des romans, tout en menant une existence de jeune « lion », reçu dans les salons les plus aristocratiques. Il partageait d’abord les idées politiques de ses commensaux. La Vigie de Koatven (1833) est pleine de réminiscences de Bonald et de professions de foi légitimistes.
Les romans suivants, Lautréamont (1837) et Jean Cavalier ou les Fanatiques des Cévennes (1839) sont d’une autre encre : Eugène Sue y attaquait la monarchie absolue de Louis XIV, et le catholicisme, pour lequel, malgré l’affectation de bonaldisme des premières années de la monarchie de Juillet, il avait toujours éprouvé la même aversion que son père. C’est alors que la bonne société lui ferma ses portes et dénonça en lui « Sue-le-fat » ou encore « Sulfate ».
Vers 1840, Eugène Sue, qui avait dépensé sans compter l’héritage paternel, se trouva ruiné. Le Siècle, feuille des épiciers et des concierges, disait-on, inséra en feuilleton sa première étude des milieux populaires, Mathilde, du 22 décembre 1840 au 26 septembre 1841. Le conservateur Journal des Débats lui prit les Mystères de Paris et les passa à partir du 19 juin 1842. Le succès fut immédiat. Le Journal des Débats fit fortune et Eugène Sue refit fortune. La Phalange fouriériste, dès les premières aventures de Fleur-de-Marie, de Rodolphe, du Chourineur et de la Chouette, s’extasia. L’ouvrier parisien et Louis-Philippe, Karl Marx et Metternich, tout le monde lut les Mystères de Paris, qui finirent par former dix volumes in-16.
Ce roman-feuilleton entraînant est-il un roman socialiste ? Adversaires et partisans du socialisme en jugèrent ainsi sur le moment. Marx et Engels y virent autre chose : un symbole philosophique qu’ils analysèrent avec verve pour se moquer de leurs adversaires, dans la Sainte Famille de 1845. On cherche vainement aujourd’hui dans les Mystères de Paris la trace du socialisme contemporain de Sue, socialisme qu’il ignorait encore. Mais il étudia désormais le fouriérisme et présenta dans Le Juif Errant (1844-1845), puis dans Martin l’Enfant trouvé (1847) la description de la future vie dans le Phalanstère.
De nombreux débats se déroulèrent au sujet de ses sources d’information sur un milieu qu’il fréquentait peu. Parmi ses « informateurs », Jean Terson*" tient une place évidente.
Châtelain aux Bordes en Sologne (Loiret) quand survint la révolution de Février, Eugène Sue eut le pressentiment que la conquête politique des paysans était le seul moyen de consolider la République. Parce qu’il avait plaidé pour la paysannerie misérable dans Martin l’Enfant trouvé, il pensait jouir d’une influence instantanée. Il échoua cependant aux élections des 23 et 24 avril 1848 à l’Assemblée constituante. Mais les idées qu’il avait répandues dans son journal Le Républicain des Campagnes portèrent leur fruit à terme dans le Loiret même, et, le 28 avril 1850, les électeurs ouvriers et petits bourgeois de Paris le désignèrent triomphalement comme représentant à la Législative, lors d’une élection partielle.
Ce qu’il réclamait en 1848 pour les paysans, c’était avant tout des mesures de sécurité sociale (crèches et asiles municipaux de vieillards), des mesures de protection de la propriété paysanne contre les méfaits de l’usure et des hypothèques (système d’assurances par l’État), un programme d’éducation (instruction primaire gratuite et enseignement agricole avec fermes modèles), un programme de grands travaux (amélioration des routes), un projet de réforme fiscale (diminution des impôts indirects impopulaires, abaissement et suppression des plus basses cotes en matière d’impôt des portes et fenêtres, taxe progressive sur les revenus avec abattement à la base), et enfin, pour lutter contre le chômage et le sous-emploi, l’octroi de facilités aux associations et coopératives de production de toute espèce, ainsi que l’extension à la campagne des ateliers nationaux dans la crise présente. Force est de constater qu’aucun homme politique du temps n’a formulé de plan plus complet de relèvement de la condition paysanne dans un esprit démocrate-socialiste.
Le Berger de Kravan ou Entretiens socialistes et démocratiques sur la République, les prétendants et la prochaine présidence est une forte brochure de propagande que les fouriéristes éditèrent avant le 10 décembre 1848. Sue y expliquait que la République dite « rouge » était la seule République qui se pût concevoir, mais qu’elle n’avait rien d’un épouvantail, qu’elle n’était ni « partageuse » ni préoccupée de nourrir les fainéants des villes sur des chantiers inutiles. Il justifiait les Journées de Juin comme insurrection de la misère et les condamnait comme produit des intrigues des ennemis de la République. Le second tome du Berger de Kravan répondait aux apologistes de la société actuelle, Dupin et Thiers, d’une façon pertinente : à leur « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » il opposait des faits et une argumentation déjà éprouvée puisqu’elle était celle de Fourier et de Considerant, en y ajoutant comme contribution personnelle beaucoup de facilité de plume, une expression simple et heureuse.
1849 fut l’année des Mystères du Peuple, mais Sue collabora aussi aux Veillées du peuple. Journal mensuel de la Démocratie socialiste, revue d’inspiration blanquiste qui n’eut que deux numéros, parus en novembre 1849 et en mars 1850.
Candidat unique des républicains dans la Seine, le 28 avril 1850, c’est aux « démocrates socialistes » qu’Eugène Sue s’adressa dans une nouvelle brochure. « Je me suis efforcé de populariser les idées générales du socialisme et ce qu’il y a de pratique dans chaque école », écrivait-il, et en effet, à côté du fouriérisme, il vulgarisa aussi quelques thèmes du communisme icarien de son ami Cabet. Par 127 812 voix contre 119 726, il l’emporta sur le candidat du parti de l’ordre, Leclerc.
Élection-test s’il en fut. Le Journal des Débats du 30 avril l’imprima : « La rente 5 % est à 87 F 40. La sensation causée par le succès du candidat socialiste a été considérable. On a lutté toute la soirée contre cette dure réalité. On ne sait que penser de la Bourse de demain. La liquidation est bouleversée. Les affaires vont certainement rester comme suspendue pendant quelques jours. La Bourse aura bien de la peine à se remettre de ce nouvel échec du parti modéré. » Et cet échec fut le point de départ de l’attaque des modérés contre le suffrage universel, vers la loi du 31 mai stipulant à l’encontre d’un prolétariat extrêmement mobile sur les chantiers de chemin de fer, ou sur les routes du Tour de France, ou plus simplement, sur le trimard, la clause des trois ans de domicile au même endroit. Le Constitutionnel de Thiers évoqua les « cohues de vagabonds » (28 avril). Le Journal des Débats du 7 mai voulait largement amputer l’électorat ouvrier : « Il suffit de connaître l’organisation des classes industrielles pour comprendre que le nombre des mauvaises blouses doit l’emporter sur celui des bonnes blouses. » On sait que le corps électoral, en vertu de la loi du 31 mai 1850, passa de neuf à six millions d’électeurs.
Louis-Napoléon se refusa, le 2 décembre, à exiler le quasi-filleul de sa grand-mère et de son oncle. Mais Eugène Sue, homme d’honneur, s’exila de lui-même, et mourut oublié. Sans avoir été ni un écrivain de premier plan ni un théoricien, il avait traduit les aspirations confuses de son temps d’une manière de moins en moins confuse. Est-ce sa faute si les mélodrames qu’il avait imaginés, la révolution de 1848 les avait dénoués d’une manière moins aimable que lui, si tout avait fini dans le sang des Journées de Juin et du 2 décembre 1851 ?

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article38002, notice SUE Eugène [SUE Marie-Joseph], version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 2 décembre 2022.

SOURCES : Outre les œuvres d’Eugène Sue, Pierre Chaunu, Eugène Sue et la Seconde République, Paris, 1948 (Collection du Centenaire). — J.-L. Bory, Eugène Sue, Paris, 1963.

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