Mai 1968 au Sénégal

Par Françoise Blum

Il y eut au Sénégal un « Mai 68 », qui fit vaciller le pouvoir et qui, comme en France au même moment, se caractérisa par l’alliance des étudiants et scolaires avec les syndicats de travailleurs. Bien que Léopold Sédar Senghor, alors président du Sénégal, ait accusé les étudiants sénégalais de « faire même chose toubabs », le « Mai sénégalais » est un évènement original. Il est lié à des facteurs endogènes mais s’inscrit aussi dans une conjoncture mondiale qui est celle de la révolte de la jeunesse, participant incontestablement d’un Zeit Geist , d’un esprit de 68 auquel n’échappa aucun continent.

L’université de Dakar, dont la création en 1957 marque la naissance de la première université dans l’Empire français d’Afrique, a été conçue à l’origine comme une université régionale. Elle draine encore, en 1968, 23 nationalités différentes : 27% de Français en 1968 sur les 3138 inscrits, les autres se répartissant entre : 32% de Sénégalais, 38% autres Africains francophones, 3% autres. Elle est restée largement française : par son mode de gouvernance, par ses programmes et enseignements, par la langue qu’on y parle et enseigne, par ses moyens financiers, par ses enseignants, par son personnel administratif, et, partiellement, par ses étudiants. Son financement est également, pour partie, assurée par la France mais la part française de la dotation diminue, dégressivité programmée par les accords de coopération sur l’enseignement, ratifiés immédiatement après l’indépendance. Le budget universitaire pèse donc de plus en plus lourd sur les finances de l’État sénégalais. Alors que les effectifs ont augmenté de 300% en 9 ans, l’augmentation des ressources n’a été que de 150%.

Or, le 19 octobre 1967, la commission des allocations scolaires de l’enseignement supérieur du Sénégal, réunie sur convocation du Ministre de l’éducation nationale, Amadou Mohtar Mbow, prend à la majorité, moins les voix des représentants étudiants, une décision qui sera lourde de conséquences : le fractionnement des bourses dans l’enseignement supérieur. Les bourses, qui faisaient de la majorité des étudiants de véritables salariés sont réduites à la moitié, voire au tiers de leur montant originel. L’Union des étudiants sénégalais (UDES) s’oppose à la mesure et engage avec le gouvernement une série de négociations. Ces négociations n’aboutissent pas, et l’UDES, constatant que la situation est bloquée appelle le 18 mars à une première mobilisation. Cette date est d’ailleurs considérée par les anciens acteurs et les historiens sénégalais comme le coup d’envoi de ce qui deviendra le « Mai sénégalais ». Elle renvoit en écho à des mobilisations des années précédentes : une journée d’action et de soutien au peuple vietnamien le 17 novembre 1967 ; une manifestation de soutien aux peuples arabes avec des slogans hostiles à Israël et à « l’UNCLE SAM » ; une autre en opposition à l’apartheid sud-africain à l’occasion de la présence d’un psychiatre anglais d’origine sud-africaine ; et, surtout , la journée de grève et de manifestation du 28 février 1966, organisée pour protester contre le coup d’état qui fit tomber, le 26 du même mois, le leader ghanéen Nkwameh N’Krumah. La police était alors entrée à l’université, faisant fi des franchises, et des étudiants étrangers s’étaient rapatriés (provisoirement) dans leur pays d’origine. Cette journée du 28 février 1966 est sans doute encore présente dans les mémoires quand la journée d’études organisée par le syndicat le 12 mai 1968 se termine par un appel à la « liquidation de l’actuel régime », et un appel à la grève pour le 18 mai. Une dernière réunion de négociations intervient le 21 mai, qui, comme les autres, échoue et le 24 mai une assemblée générale convoquée par l’UDES lance un appel à la grève générale et illimitée, devant prendre effet le 27, et un mot d’ordre de boycott des examens. Le 26, l’UDES publie et diffuse un Memorandum de 9 pages qui va bien au-delà du problème des bourses. Le texte s’attaque d’une manière générale à la politique en matière d’enseignement, à la part insuffisante du budget consacré à l’éducation - par rapport notamment à celle consacrée aux dépenses de fonctionnement du gouvernement et investies dans les forces de répression -, et aux promesses non tenues en la matière. Mais c’est aussi le caractère français de l’université qui est dénoncé : « Dans le domaine de l’Enseignement supérieur, toute perspective d’une juste politique de formation des cadres est annihilée par le fait qu’au-delà des déclarations qui prétendent l’université sénégalaise à vocation universelle, le gouvernement sénégalais n’effectue aucun contrôle sur celle-ci, qui n’est en réalité qu’une Université française installée au Sénégal ».

A partir de là, la révolte s’étend dans les lycées, collèges, et écoles où l’on débauche les élèves. Des piquets de grève sont mis en place devant les lycées, comme devant les facultés, des tracts sont diffusés, émanant du lycée Van Vollenhoven, du lycée J.F. Kennedy, du lycée Blaise Diagne, du lycée technique Maurice Delafosse, de l’école normale supérieure : déclaration de grève générale et illimitée, soutien aux étudiants en particulier sur le problème des bourses. Ces tracts dénoncent l’insuffisance des budgets et des moyens matériels, mais aussi certaines conditions de la vie lycéenne : mauvaise qualité de l’enseignement voire attitude colonialiste de certains enseignants français, excessive dureté de la discipline -« régime de séquestration » -, mauvaise qualité de vie - alimentation, internats, matériel de tout ordre, etc -, absence de participation des lycéens aux instances décisionnaires etc : on demande même la suppression de la notation…..L’Union des étudiants de Dakar (UED) qui regroupe au-delà des seuls étudiants sénégalais l’ensemble des autres nationalités s’associe au mouvement. L’université et la cité universitaire sont occupées dès le 27. Les étudiants en expulsent enseignants et personnel administratif. Par mesure de rétorsion, le pouvoir prend la décision de fermer tous les établissements scolaires. De jeunes manifestants circulent en ville, en Médina et dans les quartiers périphériques. Ils incendient des véhicules, jettent des pierres en direction des patrouilles de police, bloquent la circulation. . Les rebelles prennent d’assaut les résidences du ministre de l’éducation nationale, du Maire du Grand Dakar, Samba Gueye, la maison du parti, le domicile d’Ousmane Camara, ancien de la FEANF devenu directeur de la sûreté nationale, obligé d’aller trouver refuge au petit palais avec sa famille, le domicile du speaker de la radio Ousseynou Seck, accusé d’être la voix du pouvoir. Ils s’attaquent aussi à des commissariats. Des troubles identiques ont lieu à Saint-Louis, Thiès et Kaolack. Le 29 mai, l’université est coupée du monde par un cordon de gardes mobiles. Ils vont donner l’assaut. Il y a un mort et 69 blessés. Les étudiants présents sur le campus sont arrêtés. Les Sénégalais sont internés dans le camp militaire Archinard et les 1307 autres étudiants africains rapatriés par avion dans leur pays d’origine. Cette répression a comme premier effet de solidariser étudiants, scolaires et enseignants. Le Syndicat universitaire de l’enseignement laïc (SUEL) décide à son tour la grève. Et surtout, le bureau de l’Union nationale des travailleurs sénégalais (UNTS) lance le mot d’ordre de grève générale pour le 30 mai à minuit. L’UNTS fédère la majorité des syndicats sénégalais et a obtenu 90,30% des suffrages aux dernières élections professionnelles. La centrale tente alors de garder une autonomie, envers et contre un pouvoir qui a jusqu’alors sacrifié le social sur l’autel du national. En 1968, l’UNTS résiste encore à la « participation responsable », théorie développée pour la première fois par le ministre Magatte Lô au congrès de 1963 de l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS), et qui vise à l’intégration syndicale dans le parti unique. Dans un rapport du 21 avril 1968, la centrale insiste sur le caractère négatif de la coopération avec le parti et met en avant la défense de l’autonomie syndicale. Ce cahier des charges de l’UNTS préconise l’extension d’une politique d’éducation à tous les citoyens. Il réclame le plein emploi et la sécurité sociale, et s’insurge tout comme le fera l’UDES, au sujet de la présence étrangère : « Les grands trusts qui contrôlent notre économie sont dominés par les capitaux français dans l’ordre de 70% pour les entreprises commerciales, de 80% pour les industrielles et de 56% pour les banques. ». C’est L’union régionale du Cap-Vert qui a pesé de tout son poids et l’a sans doute emporté dans la décision de grève. La propagande dans les régions est systématiquement organisée par l’UNTS et par les étudiants, qui vont sur place distribuer les tracts tirés sur des ronéos que l’on cache à la police en les transportant d’une place à une autre. La Casamance ne suit qu’à la marge le mouvement mais dans les régions de Djourbel, Kaolack, Thiès et même de Tambacounda, à l’extrême Est du Sénégal, ce sont, outre les enseignants, tous les personnels des services publics et parapublics – toutes catégories comprises - qui débraient, en général jusqu’au 4 juin : services régionaux de l’agriculture, de l’élevage, hôpitaux, Office des postes et télécommunications, subdivisions des transports routiers, PMI, ONCAD, préfectures etc. Les réquisitionnés refusent d’obéir dans la majorité des cas, malgré les sanctions encourues, qui seront d’ailleurs généralement levées. Seuls des enseignants, du fait d’un mot d’ordre du SUEL pour le 6 et 7 juin poursuivront la grève jusqu’au 8. La grève est aussi suivie à Saint-Louis, où sont comptabilisés 575 grévistes . Il y aurait eu 50 grévistes dans le Siné-Saloum.

Elle sera plus ou moins efficace. A côté du mot d’ordre de grève générale, une série de dispositions à prendre pour l’organisation de la grève est formulée : mettre en place dans la nuit des piquets de grève ; interdire toute circulation en élevant des obstacles et barricades ; constituer des commandos chargés de créer des embouteillages ; et des commandos chargés de s’opposer aux forces de police…. Le 30 Mai à 20h Senghor intervient à la radio avec un discours fleuve, dans lequel il renvoie aux étudiants leurs accusations de soumission à l’impérialisme français. Il refuse d’admettre la légitimité des revendications étudiantes : lui-même avait lutté pour une éducation de même qualité que celle des Français et les étudiants en lutte veulent une éducation africanisée. Le couvre-feu est instauré et le maintien de l’ordre confié, à la demande du Général Jean-Alfred Diallo, à l’armée. Le 31 mai au matin, un meeting commence à la bourse du travail. Mais l’armée intervient , arrête 200 personnes dont tous les syndicalistes présents qui sont transférés par avion au camp de Dodji, dans le Ferlo, équipé pour l’occasion par une armée française dont Senghor a demandé l’aide la veille, en invoquant les accords de défense. Après l’arrestation des syndicalistes, la manifestation qui se dirigeait vers la bourse du travail se réoriente vers le centre ville et le palais présidentiel et prend des allures d’émeutes, dans une ville morte, suite à l’ordre de grève. Se conjuguent alors en fait l’indignation contre la répression et les inquiétudes des habitants d’une Médina inquiets d’une restructuration projetée par Senghor. Toujours est-il qu’après cette journée , où l’armée réussit tant bien que mal à rétablir l’ordre (900 arrestations, 2 morts et de très nombreux blessés) , le pouvoir va se décider à négocier. Il rappelle pour ce faire le secrétaire général adjoint de l’UNTS, Doudou N’Gom qui se trouvait à Genève auprès du BIT. Les choses vont ensuite aller très vite. Le 9 juin, les syndicalistes emprisonnés sont libérés et le 13 juin sont signés des accords tripartites (Gouvernement, patronat, syndicats). La mesure phare en est l’augmentation de 15% du SMIG, et celle, dégressive des autres salaires . Avec les étudiants, les choses iront plus lentement et les négociations ne débuteront officiellement que le 6 septembre. De façon générale, les étudiants, représentés par l’UDES obtiennent satisfaction. Les bourses sont revalorisées, les prix du restaurant universitaire revus à la baisse, des constructions supplémentaires sont promises sur le campus. Plus important encore sans nul doute, une réforme générale de l’université est engagée, avec la participation étudiante. Les examens se déroulent en septembre, et tous ceux qui se présentent sont admis. De plus des sessions sont organisées dans les pays des étudiants expulsés. Autre acquis des révoltés, d’ailleurs sous la pression de l’armée : l’indemnité parlementaire est abolie, et remplacée par un traitement de fonctionnaire de rang moyen et par une allocation journalière de séance. Les vice-présidents perdent leurs voitures de service et leurs appartements de fonction. Seul Lamine Gueye, alors souffrant garde ses privilèges, ce dont il ne profitera que fort peu, puisqu’il meurt le 10 juin. L’Assemblée nationale perd également son autonomie financière.

Il est hasardeux de mesurer l’impact réel du Mai sénégalais sur les évolutions politiques et syndicales ultérieures. Toujours est-il que l’année suivante verra la naissance d’une Confédération Nationale des Travailleurs Sénégalais (CNTS) mise en place par Doudou N’Gom , qui accepte sans plus de résistance « la participation responsable ». L’UNTS sera dissoute deux ans plus tard. 1969 sera une année blanche pour l’université et inaugurera ainsi une série de grèves étudiantes qui seront loin d’être toujours payantes mais témoigneront en tout cas d’un malaise universitaire persistant. D’un autre côté Senghor, qui gouvernait seul depuis l’arrestation en 1962 de son vieux compagnon et Président du Conseil Mamadou Dia créera un poste de Premier Ministre qu’il confiera à Abdou Diouf.

Le « Mai sénégalais » se situe au croisement de divers facteurs sur fond d’une décolonisation que bien des acteurs sociaux considèrent comme inachevée : déceptions devant les promesses non tenues de l’école et le chômage croissant des diplômés - A la rentrée scolaire de 1968, 8 500 élèves seulement ont été admis en sixième, mais les chômeurs diplômés du BEPC n’en viennent pas moins grossir les rangs du prolétariat urbain- ; verrouillage de la vie politique dans un contexte de parti « unifié » . - ce qui est d’ailleurs loin d’être le cas du seul Sénégal – et de volonté d’intégration syndicale ; conflits de générations liés au rapport différent à l’école, à la généralisation d’une « culture jeune » mondialisée, dont le marxisme est une des composantes ; désoeuvrement d’une jeunesse urbaine en manque d’horizon d’attente, difficultés d’accès aux postes de responsabilité et lenteurs de l’africanisation …..Toutes caractéristiques que l’on retrouve dans des mouvements que l’on peut rapprocher du « Mai sénégalais » et qui ont aussi pour théâtre l’Afrique : la révolution congolaise de 1963 ou le « Mai malgache » de 1972, et pour une part, dans des mouvements qui n’ont pas l’Afrique pour théâtre mais l’Europe ou les Amériques : le « Mai français », les évènements du Mexique, la révolte des campus américains …..On peut ainsi lire le « Mai sénégalais » selon différentes échelles, locale, nationale, continentale et mondiale.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article167386, notice Mai 1968 au Sénégal par Françoise Blum, version mise en ligne le 24 novembre 2014, dernière modification le 7 mai 2016.

Par Françoise Blum

BIBLIOGRAPHIE : Bathily Abdoulaye , Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Chaka, 1992 ; Bianchini Pascal , Ecole et politique en Afrique noire. Sociologie des crises et des réformes du système d’enseignement au Sénégal et au Burkina-Faso (1960-2000), Paris, Karthala, 2004 et Bianchini Pascal, Le mouvement étudiant sénégalais : un essai d’interprétation in : Coumba Diop Momar (Dir.), La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 359-395 ; Blum Françoise , « Sénégal 1968 : révolte et grève générale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 59-2, avril-juin 2012, p. 143-175 ; Blum Françoise, Révolutions africaines : Congo, Sénégal, Madagascar. Années 1960-1970, Rennes, PUR, 202 p. ; Dramé Patrick, Le Palais, la rue et l’université en Mai 68 au Sénégal, dans Dramé Patrick et Lamarre Jean (dir.) , 1968 : une société en crise. Une perspective globale / Societies in crisis : A global perspective, Presses de l’Université de Laval, 2009, p. 63-77 ; Gueye Omar, Mai 68 au Sénégal : Senghor face au mouvement syndical, Thèse, Faculty of social and behavioral Sciences, 2014. ; Hendricksson Burleigh , Imperial fragments and transnational activism : 1968 in Tunisia, France and Senegal, PHD, Northeastern University, 2013. ; Mesli S., La grève de mai-juin 1968 à l’université de Dakar , dans Dramé Patrick, Lamarre Jean, op. cit. , p. 101-119 .

SOURCES : Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN) : Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN) ; Archives nationales : Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN) ; Archives du Ministère de l’intérieur, Dakar, École de police (Dossiers sur les grèves de mai-juin 1968 en province) ; Archives régionales : rapports des renseignements généraux : 1967

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