GUIEYSSE Charles, Louis

Par Claire Arnould

Né le 5 septembre 1868 à Paris (XVIIIe arr.), mort le 16 décembre 1920 ; fondateur de Pages Libres.

Les parents de Charles-Louis Guieysse étaient d’origine bretonne. Sa mère, Marie Lenglier, mourut à sa naissance, et son père, Paul Guieysse, ingénieur hydrographe, se remaria quelques années plus tard avec une jeune fille protestante militante dont il eut huit enfants. Élu député du Morbihan en 1890, il le resta jusqu’en 1910 et devint ministre des Colonies dans le cabinet Léon Bourgeois. Dreyfusard, il adhéra à la Ligue des droits de l’Homme. Au Parlement, il fut rapporteur du projet de loi sur les retraites ouvrières et auteur de plusieurs propositions de lois ayant trait aux caisses d’assurance et de prévoyance.

Son fils Charles fit ses études secondaires à Paris et, en 1889, sortit de l’École polytechnique et décida de se consacrer à la carrière militaire. Il fut nommé lieutenant dans l’artillerie en 1891 et épousa en 1894 Louise Jouaust, qui lui donna quatre enfants.

Constamment en contact avec la troupe sauf durant une courte période — en 1895-1896, il fut mis à la disposition de son père, alors ministre — il prit très à cœur son métier d’officier. Soucieux du bien-être de ses hommes, il s’attacha plus particulièrement aux fortes têtes et tenta de fonder leur obéissance non sur l’autorité qui émanait de son grade, mais sur la confiance qu’ils avaient en lui et se montra partisan d’une « action morale » des officiers sur leurs soldats. Il organisa des conférences contre l’alcoolisme et fit à ce sujet une intervention au VIIe congrès international contre l’abus des boissons alcooliques (4 avril 1899, à Paris), publiée en 1900 sous le titre : De la lutte contre l’alcoolisme dans l’armée et par l’armée, où l’influence de Lyautey et de Paul Desjardins était incontestable.

En 1899, Guieysse fut dreyfusard. Noté, selon son propre témoignage, « officier révolutionnaire et désorganisateur de l’armée », il démissionna le 9 septembre. Alors commença pour lui une période riche d’activités au cours de laquelle il découvrit les doctrines socialistes.

Il adhéra en octobre au Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement et demanda au congrès de Toulouse la création de patronages militaires (2 au 4 novembre). C’est en participant au mouvement des Universités Populaires qu’il fit la connaissance de Daniel Halévy et peut-être celle de Maurice Kahn qui devint son meilleur collaborateur. En décembre, il remplaça Georges Deherme au secrétariat général de la Société des UP, le système fédéraliste prévalant ainsi contre le système centralisateur. C’est à ce titre qu’il donna des conférences et inaugura de nombreuses UP au cours des deux années suivantes.

Durant l’année 1900, il géra des restaurants de tempérance, aidé par un de ses anciens sous-officiers, Édouard Dujardin. En compagnie d’Édouard Petit, B.-H. Gausseron, et Jacques Dallys (Maurice Kahn), il reprit la publication de l’Écho de la Semaine, dont les collaborateurs appartenaient à la Ligue de l’enseignement et aux UP. Il y tint la rubrique de politique intérieure et apparut comme un fidèle soutien du ministère de défense républicaine.

En avril et mai, il fit campagne dans le département de Seine-et-Marne pour pousser à la formation de mutualités scolaires et d’amicales d’anciens élèves des écoles primaires. Clemenceau lui demanda d’être l’administrateur d’un journal qu’il était en train de fonder, mais il refusa (il s’agit peut-être du Bloc). Au mois de juillet il prit la parole au XXe congrès de la Ligue de l’enseignement pour exposer sa conception du rôle des UP et passa trois jours en Belgique avec Gabriel Séailles, au cours desquels il visita la « Maison du Peuple » de Bruxelles, le « Vooruit » de Gand et le « Progrès » de Jolimont. C’est alors qu’il écrivit à l’un de ses amis : « Je suis socialiste complètement ».

Les six lettres qu’il adressa au cours de l’année à cet ami sont beaucoup plus intéressantes pour connaître l’évolution de la pensée politique de Guieysse que ses articles de l’Écho. D’abord plein de réserve à l’égard du socialisme, il l’exalta ensuite comme une religion nouvelle et demanda que l’accent soit enfin mis sur la critique morale et non plus seulement sur la critique scientifique et la critique économique, car elle seule permettrait de trouver une force capable de remplacer l’autorité : la Volonté. Il suivit les efforts de Jaurès et de Fournière, mais, défiant vis-à-vis de l’État, il espérait davantage dans l’action des syndicats et des coopératives en raison de leur pouvoir éducatif et de leur vocation antiautoritaire.

Il donna, à partir du 12 novembre, à l’École des Hautes Études sociales dont il était l’un des administrateurs avec Fernand Nathan et Georges Sorel, une série de conférences sur le thème : « La Morale et l’armée, le rôle de l’officier ». À la fin du mois, il effectua une campagne du type de celle qu’il fit en Seine-et-Marne, qui dura deux semaines et le conduisit cette fois dans le Languedoc, entre Avignon et Toulouse.

Le 5 janvier 1901 parut le premier numéro de Pages libres, petite revue hebdomadaire de 24 pages placée sous le signe du dreyfusisme, dont Guieysse assurait la direction, assisté de Maurice Kahn pour la composition des numéros, d’Édouard Dujardin pour la comptabilité et de Georges Moreau pour la gérance et la propagande. D’abord logée dans les locaux de l’École des Hautes Études sociales, elle s’installa en octobre au 8, rue de la Sorbonne, dans la « Boutique », aux côtés des Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy. Elle ne vécut que d’abonnements. Ses lecteurs se recrutaient en grande partie chez les enseignants, mais également dans la haute bourgeoisie libérale, chez les employés, les ouvriers et les paysans (l’écrivain Émile Guillaumin en fut un lecteur assidu ainsi qu’un collaborateur).

À partir de la fondation de Pages libres, la vie de Charles Guieysse se confondit avec celle de sa revue, dans laquelle il écrivit beaucoup et rendit compte de tous ses voyages. En 1901, il se montrait favorable à l’unité socialiste sur la base de fédérations autonomes et se réclamait de Lagardelle. Au début de l’année, il donna une lettre aux Cahiers à propos des « Intellectuels devant le socialisme » (II, 9). Au mois de juillet, il fut invité à prendre part au congrès coopératif de Nîmes qui devait se tenir le 6 octobre, mais qui fut repoussé à 1902.

En octobre, il publia aux Cahiers « Les Universités populaires et le mouvement ouvrier » (III, 2), où il déclarait que les UP, abandonnées par les bourgeois libéraux, étaient devenues des institutions purement ouvrières dont le but était « la lutte de classe pour la liberté ». Il s’attira bientôt les protestations véhémentes de Georges Deherme et de Lucien Le Foyer dans la Coopération des Idées. C’est à peu près vers la fin de l’année qu’il abandonna le secrétariat des UP.

Durant toute la période qui suit, il subit l’influence d’une forte personnalité, celle de Georges Sorel, dont les visites furent fréquentes à la « Boutique ». C’est grâce à lui que Guieysse entreprit la lecture de Proudhon et de Marx. Mettant en application la méthode d’observation de la réalité chère à son maître, il se rendit en avril 1902 à Voulangis, petite commune de la Brie, où il rencontra des abonnés de Pages libres, notamment l’instituteur G. Vaillant et le paysan Félix Ledoux, et étudia avec eux les problèmes posés par la vie rurale. Un voyage organisé par les UP parisiennes le conduisit en juillet à la Bourse du Travail de Lille et en Belgique. Il entra en contact avec des adhérents du Parti Ouvrier, dont un certain nombre de minoritaires.

Depuis le mois de juin, la politique anticléricale du ministère Combes lui apparut comme un abus de pouvoir. Il l’écrivit dans Pages libres et publia un dossier « Contre le Combisme », provoquant de nombreux désabonnements. Ce dossier constitua en quelque sorte le terme d’une critique de l’État entreprise par Guieysse depuis le début de l’année. Tout son espoir allait maintenant vers les syndicalistes révolutionnaires. Socialisme et démocratie s’excluaient. Parallèlement il contribua à élaborer une véritable mystique du producteur.

En novembre, il assista à Rennes au congrès de la fédération socialiste de Bretagne et se rendit à Laval où il donna une conférence sur le mouvement ouvrier en Belgique.

Au cours du premier semestre 1903, on le vit dans des réunions pour la défense de la « Mano Negra » espagnole. Mais l’influence de Sorel était devenue telle qu’elle indisposait certains de ses amis. Ainsi, le 25 mai, Fournière lui écrivit pour lui reprocher de ne pas l’avoir nommé dans un catalogue de livres à lire publié par Pages libres. L’exclusion ayant porté sur d’autres socialistes idéalistes français, Fournière le qualifia d’anarchiste marxisé et lui reprocha de se mettre « à la remorque des jeunes docteurs pisse-froid et remâche-formules du Mouvement socialiste ». Guieysse lui répondit en acceptant le qualificatif, mais il ajoutait : « Je ne tiens nullement les rédacteurs du Mouvement supérieurs à moi dans le maniement de leurs formules. L’homme qui seul a eu une influence, mais énorme, sur moi pour me pousser vers le marxisme, c’est Sorel. »

Il assista en août au quatrième congrès des coopératives socialistes et se rendit à Tréguier en septembre pour l’inauguration de la statue de Renan.

L’année 1904 fut marquée par des contacts suivis avec les milieux syndicalistes. Monatte collabora à Pages libres et Guieysse y donna des articles sur le syndicalisme révolutionnaire et la grève générale. Il publia une brochure l’Église au XIXe siècle : cléricaux, gouvernants et révolutionnaires, dans laquelle il réconciliait Marx et Proudhon, condamnait la politique guesdiste du bulletin de vote et prévoyait l’effondrement de l’État sous les coups de la grève générale. Il prit part les 22 et 23 mai aux débats du premier congrès des UP. Sa conception était alors celle de l’UP annexe de la Bourse du Travail. Correspondant de l’Aurore au XIVe congrès national corporatif — 8e de la CGT — tenu à Bourges du 12 au 20 septembre 1904, il prit parti pour les révolutionnaires contre les réformistes et engagea une polémique avec Keufer dans Pages libres.

En 1905, survint la crise marocaine et la possibilité d’une guerre européenne. Guieysse prit position dans sa revue, mais aussi dans le Mouvement socialiste (n°s 164 et 165 des 1er et 15 octobre) et publia une nouvelle brochure La France et la paix armée. La conférence de La Haye. Toujours sorélien, il dénonçait l’impérialisme capitaliste, mais se prononçait contre le pacifisme, contre la conception de la paix par le Droit, car le Droit se conquiert, il ne peut être issu que de la lutte sous peine de se nier lui-même.

À partir de 1907, il n’écrivit plus dans Pages libres dont il laissa la direction à Maurice Kahn. En octobre 1909, cette publication fut absorbée par la Grande Revue où elle continua de paraître jusqu’en 1914, puis après la guerre.

Guieysse devint alors directeur d’une usine de colles et de gélatines de Rueil. En 1913, il fit un voyage aux Indes pour rechercher des matières premières. À son retour, il projeta, avec Daniel Halévy et Francis Delaisi, la création d’un nouveau périodique, l’Enquête, pour l’étude de l’industrie, que la guerre empêcha de voir le jour.

Il partit en 1914 comme capitaine de réserve dans l’artillerie et ne revint qu’en 1919, lieutenant-colonel et décoré. Il en rapporta un roman, Les Mèches blanches, qui montrait qu’il avait fait la guerre avec ferveur patriotique. Il fut élu maire de Croissy-sur-Seine (Seine-et-Oise) et rédigea dix-neuf cahiers destinés à être publiés, mais qui sont restés à l’état de manuscrits. Ces notes sont une tentative pour adapter à la paix les leçons tirées de la guerre. Celle-ci a appris aux soldats une première chose, c’est que la grandeur de l’homme est dans l’action, et le soldat qui combat ressemble au producteur qui lutte pour créer. Elle a aussi condamné la démocratie, car les chefs sont alors sans responsabilité effective réelle. Pétain a dégagé l’armée de l’individualisme démocratique et y a suscité l’esprit syndical, car il a industrialisé la guerre et remplacé les états-majors par de petites unités en concertation permanente. De la même façon, l’industrie moderne montre que le seul travail efficace, c’est le travail en équipes. Et Guieysse aboutit à une nouvelle définition du chef : c’est celui qui possède les capacités morales, intellectuelles et techniques reconnues par tous. Bien que le nom de Georges Sorel apparaisse souvent sous sa plume, il n’apprécia pas la révolution russe de la même façon que son maître et, à ses yeux, « la dictature du prolétariat exercée par des politiciens, c’est la dictature tout court. »

Le 16 décembre 1920, Charles Guieysse succombait à une crise d’urémie. Pierre Monatte lui consacra un article dans La Vie ouvrière du 31 décembre 1920 ; Jean Grave lui rendit hommage dans Les Temps Nouveaux du 15 janvier 1921 et il écrivait encore (Publications « La Révolte » et « Temps Nouveaux », n° 51, 25 décembre 1927) : « Guieysse n’était pas anarchiste, mais il n’en était pas adversaire, et il s’en fallait de si peu pour qu’il le soit ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article76072, notice GUIEYSSE Charles, Louis par Claire Arnould, version mise en ligne le 27 janvier 2010, dernière modification le 26 octobre 2022.

Par Claire Arnould

SOURCE : Biographie rédigée par Claire Arnould, auteur d’un Mémoire de maîtrise consacré à Pages Libres, Paris I, 1972.

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