Par Pierre Broué
Né le 23 juillet 1912 à Creil (Oise), mort le 29 mars 1986 à Mexico ; mathématicien et logicien ; secrétaire de Trotsky, puis de la IVe Internationale.
Jean van Heijenoort était le fils d’une ouvrière française et d’un ouvrier hollandais émigré en France qui travaillait aux usines Fichet et mourut d’une hémorragie, faute de soins, quand l’enfant n’avait que deux ans. Il fut élevé par la mère et la grand-mère, placées comme « gens de maison » et connut la pauvreté, mais non la misère. Sa petite enfance fut profondément marquée par la guerre, le bruit des canons, les récits des réfugiés du Nord, les persécutions chauvines à l’école où on le traitait de « boche ». Reçu au concours des bourses, il fit ses études secondaires au collège de Clermont d’Oise d’où il sortit avec sept prix d’excellence et le double baccalauréat de Philo et de Math Elem.
Pendant ces sept années, il avait « engrangé du savoir », appris le russe tout seul et s’était tourné vers le communisme avec des tendances oppositionnelles, animant, avec son ami Jean Beaussier, un petit groupe de JC parmi les lycéens. Admis après son baccalauréat en mathématiques supérieures au lycée Saint-Louis, il s’orientait vers l’École normale supérieure et continuait des lectures encyclopédiques quand il rencontra par hasard le petit groupe des jeunes militants de l’Opposition de gauche française, la Ligue communiste, et son animateur Yvan Craipeau, qu’il rejoignit pendant l’hiver 1931-1932. Trotsky avait alors besoin de gardes du corps et d’un secrétaire français capable de faire des traductions du russe. Pressenti par Raymond Molinier dès le mois de juin, Jean van Heijenoort donna son accord de principe et commença à se préparer pour jouer ce rôle qui l’enthousiasmait auprès de celui qu’il considérait comme le chef de la révolution mondiale prochaine. Il embarqua le 12 octobre à Marseille et arriva le 20 à la maison des Trotsky à Prinkipo.
Il en repartit quelques semaines plus tard au moment du voyage de Trotsky pour Copenhague quittant Prinkipo le 19 novembre avec le petit-fils de Trotsky, Vsevolod Volkov, qu’il accompagna jusqu’à Paris d’où il devait gagner Berlin où se trouvait sa mère, Zinaida Volkova. Van — comme Trotsky l’appelait — ne rejoignit le gros de la troupe que sur le chemin du retour, à Avignon, le 5 décembre 1932, et ne prit donc pas part à la conférence de Copenhague, des groupes européens de l’Opposition. À Prinkipo, il reprit son activité, jouissant de la confiance entière de Trotsky.
Quand Trotsky obtint le visa français, Jean van Heijenoort embarqua avec lui le 17 juillet 1933, ne débarqua qu’à Marseille, et non à Cassis avec lui, et gagna Paris par train, le 26. Il resta auprès de Trotsky pendant son séjour à Saint-Palais d’abord, à Barbizon ensuite. Chargé des relations avec la presse lors de l’expulsion de Trotsky du territoire en avril 1934, il était la cible des manifestants qui se rassemblèrent devant la maison et devait avouer plus tard que cette circonstance était la seule où il avait eu peur. Pendant la longue errance qui suivit pour Trotsky une expulsion que le gouvernement ne concrétisa pas, il l’accompagna à Grenoble et La Tronche au mois de mai, à l’hôtel à Lyon pendant les derniers jours de ce même mois. Pendant le séjour de Trotsky à Domène, à partir du 10 juillet 1935, il fut l’un des visiteurs les plus assidus ainsi que le traducteur des travaux de l’exilé, notamment Où va la France ?
Désormais marié et bientôt père de famille, il résidait à Paris et le Secrétariat international de la LCI lui confia la responsabilité des « questions jeunes ». On fit cependant encore appel à lui pour accompagner Trotsky dans le voyage en Norvège en 1935 ; ils quittèrent Paris ensemble le 14 juin, Trotsky s’installa chez ses hôtes Knudsen à Hönefoss le 23 et Van repartit le 25 pour Paris.
Entré avec ses camarades d’organisation dans les Jeunesses socialistes, il en fut exclu à la conférence de Lille en juillet 1935 dont il rendit compte à Trotsky. Mais, dans la crise qui secoua dès lors en France le Groupe bolchevik-léniniste, il commença par se ranger du côté de Raymond Molinier et de La Commune ce qui provoqua une rupture personnelle temporaire avec Trotsky. Il fit bientôt machine arrière et, à la lettre par laquelle il annonçait à Trotsky qu’il rompait avec La Commune, ce dernier lui répondit que « quand le fils prodigue revient, on fait cuire un agneau sur le foyer paternel ».
Actuaire dans une compagnie d’assurances, Jean van Heijenoort fut élu secrétaire du comité de grève en juin 1936. Mais le service de Trotsky le rappela presque aussitôt avec la conjonction de la menace concrétisée par les procès de Moscou et de l’internement de Trotsky en Norvège. Van, à la demande de L. Sedov, dont il porta à Trotsky une lettre confidentielle, repartit alors pour la Norvège où les événements se précipitaient. Arrêté, en même temps qu’Erwin Wolf, les deux secrétaires de Trotsky furent expulsés le lendemain 29 août et traités en Norvège et au Danemark comme on ne traite pas des prisonniers de droit commun. La presse des PC du monde les dénonçait en même temps comme des complices des « assassins » condamnés à Moscou.
Dans les mois qui suivirent, il travailla sur les procès de Moscou — il songeait à un livre sur les précédents historiques de procès « fabriqués » — et traduisit en français le Livre rouge de L. Sedov. Ce dernier, à l’annonce de l’imminence du départ de Trotsky et de sa compagne pour le Mexique, lui demanda de s’y rendre : c’est ainsi qu’il embarqua pour New York le 28 décembre, traversa les États-Unis en chemin de fer, alla de Laredo à Mexico dans leur nouvelle maison, la « maison bleue », à Coyoacán.
C’est au Mexique que Jean van Heijenoort fut le plus précieux des collaborateurs pour Trotsky. Il avait appris l’espagnol en quelques semaines et devint le « ministre des affaires étrangères », l’homme à tout faire, depuis les plans d’installation électrique et de sécurité, jusqu’aux réparations, en passant par la construction, pièce par pièce, du réseau de relations politiques indispensable dans un tel pays pour y être protégé. C’est également pendant cette période qu’il fut, du fait de sa connaissance des archives et de la méthode avec laquelle il traitait les questions historiques, le véritable pivot de l’enquête de la commission Dewey sur les procès de Moscou. Il se lia, dans ce travail, avec un certain nombre des plus grands artistes et écrivains contemporains, non seulement le peintre Frida Kahlo, épouse de Rivera et hôtesse des Trotsky, mais le romancier américain James T. Farrell et le poète français André Breton, et, bien entendu, les intellectuels mexicains, très nombreux, qui se battaient aussi pour la vérité.
Le mariage français de Van n’avait pas résisté aux à-coups et à la tension d’une vie comme la sienne et sa première femme, Gabrielle Brausch, était repartie avec leur fils Jean. C’est la rencontre avec une jeune militante américaine — qui devait être la mère de Laure — et leur désir de vivre ensemble qui mirent un terme à son travail auprès de Trotsky. Il quitta en effet le Mexique pour les États-Unis en novembre 1939, avec l’accord de Trotsky qu’il ne devait plus revoir. Aux prises pendant des années avec bien des difficultés matérielles — il vécut de « petits boulots », de traductions, de leçons de français, et fit même quelques jours de prison à cause de son allure suspecte — Jean Van Heijenoort continua à militer, cette fois au sein du SWP, la section américaine de la IVe Internationale, intervenant activement sur les problèmes philosophiques dans la discussion de 1939-1940 entre les partisans de Cannon et ceux de Shachtman et Burnham, autres dirigeants. À partir de 1940, il fut chargé de lourdes responsabilités dans l’organisme suprême de l’Internationale, son secrétariat international et c’est alors, en pleine guerre mondiale, que commença la période la plus difficile de sa vie politique.
Préoccupé par les problèmes posés aux militants des sections dans l’Europe occupée, convaincu de leur caractère décisif pour le développement de l’organisation mondiale, mais privé de toute possibilité matérielle pour leur venir en aide, Van en vint à penser que les dirigeants du SWP ne s’intéressaient pas réellement à l’Internationale. À partir de 1942, avec Felix Morrow et l’ancien avocat de Trotsky, Albert Goldman, il s’engagea dans une opposition à l’intérieur du SWP contre la politique de Cannon, sur l’évaluation du rôle de l’URSS en Europe et la question de l’importance des « mots d’ordre démocratiques » dans les pays libérés du fascisme en Europe. Avec la reprise des relations internationales, il se prononça pour que le secrétariat européen assume dorénavant les tâches de direction de la IVe Internationale qu’il estimait irréalisables à l’ombre de Cannon. Il était déjà en retrait et avait recommencé à faire des mathématiques de haut niveau, préparant un Ph. D. de géométrie différentielle. Ses camarades rades de tendances ayant été exclus du SWP en 1947, il quitta ce parti. Il s’en expliqua dans un débat organisé pour le 100e anniversaire du Manifeste du Parti communiste, dans un exposé qui fut ensuite publié dans Partisan Review de mars 1948 sous le titre « Bilan d’un siècle » et signé Jean Vannier.
Jean van Heijenoort commença alors une seconde vie professionnelle qui se déroula loin de la politique dans l’univers des chercheurs et enseignants de mathématiques, puis de logique mathématique. Titulaire du Ph. D. en 1949, il devint assistant de mathématiques à l’Université de Columbia à New York, puis, de 1965 à sa retraite, professeur d’histoire de la logique à l’Université Brandeis, à Waltham, Mass. Il édita d’importants travaux de logique comme ceux, posthumes, de Kurt Gödel et de Jacques Herbrand, et publia lui-même deux ouvrages fort estimés. Il conservait pourtant un lien avec son passé militant par l’intermédiaire des archives de Trotsky. Il eut en particulier un rôle déterminant dans l’identification de la datation des documents vendus en 1940 par Trotsky à l’Université de Harvard et, quelques années plus tard, par sa veuve. C’est sur mandat de Natalia Sedova et des archives de Harvard qu’il revint pour la première fois en Europe après-guerre à la recherche des papiers de Trotsky laissés à Sedov, confiés ensuite à des amis et que Harvard n’avait pu et n’a pu récupérer. Il avait un petit bureau à Harvard, dans le bâtiment Pusey, proche de la Houghton Library, où il consulta la partie fermée des archives Trotsky pour la préparation de son livre de souvenirs. Il fut à la disposition des historiens et des chercheurs du monde entier lors de l’ouverture de la partie « fermée » de ces archives en 1980. C’est lui qui identifia dans le fonds Nikolaievsky à l’Institution Hoover de Stanford une partie des documents confiés autrefois à Sedov et que l’on avait cru perdus. Au moment de sa mort, en plus des publications de logique de Herbrand et Gödel, il était engagé avec Pierre Broué dans le projet de la publication en langue anglaise de la correspondance entre Trotsky et son fils L. Sedov de 1931 à 1938.
Jean van Heijenoort avait épousé en dernières noces Anne Marie Zamora, fille de l’ancien avocat de Trotsky, son ami Adolfo Zamora. Mais il avait dû renoncer à résider dans la maison familiale de Mexico dont il ne supportait plus l’altitude. Il vécut ses dernières années dans de petites chambres d’étudiant à Cambridge Mass, près de Harvard, puis à Menlo Park, près de Stanford, à portée des départements universitaires de mathématiques et des archives. Il se rendait souvent en Europe, étant invité très fréquemment par les universités et institutions scientifiques. C’est au cours d’un bref séjour à Mexico qu’il trouva la mort des mains de sa compagne dont la santé mentale laissait à désirer depuis quelque temps. Il a été inhumé à Mexico au cimetière des Français.
Par Pierre Broué
ŒUVRE : Articles dans Clave, New International, The Militant, Internal Bulletin (SWP), Fourth International, Partisan Review. — From Frege to Gödel. A source Book in Mathematical Logic, 1879-1931, Harvard University Press, Cambridge, 1967. — De Prinkipo à Coyoacan. Sept ans auprès de Léon Trotsky, Les Lettres nouvelles-Maurice Nadeau, Paris 1978. — Selected Essays, Bibliopolis, Napoli, 1986.
SOURCES : Archives de la Préfecture de Police de Paris — Trotsky Papers, Houghton Library, Harvard University (en particulier B bMSRus-1, 5636-5667, 10679-10707, 17414-17322). — Sedov Papers, Nikolaievsky Collection, Hoover Institution Archive, Stanford. — Extrait d’acte de naissance, Creil. — Cahiers Léon Trotsky, n° 26, juin 1986, « Hommage à Jean van Heijenoort » : Philippe de Rouilhan, « JVH », pp. 4-6, Pierre Broué « Van, le militant, l’ami, l’homme », pp. 7-14. — L’Îne, n° 28, oct-déc. 1986, « Jean van Heijenoort » : Pierre Broué « L’homme et l’ami », pp. 3-6, Jean-Yves Gérard, « La mouche dans la bouteille », p. 7.