KUAI Dafu 蒯大富

Par Jean-Luc Domenach

Leader « gauchiste » de l’université Qinghua pendant la Révolution culturelle. Condamné en mars 1983 après une longue détention.

Voici l’un des rares dirigeants étudiants qui soient parvenus à jouer un rôle national pendant la Révolution culturelle. Son personnage est atypique. Alors que la grande majorité des étudiants se sont laissé conduire à la révolte et ont accepté de plus ou moins bon gré d’y mettre fin, Kuai a été de ceux qui l’on déclenchée et qui ont fait obstacle au retour à l’ordre. Son rôle moteur s’explique en grande partie par le fait que, fils de paysan pauvre et membre des Jeunesses communistes, il étudiait dans une des universités les plus importantes du pays, celle de Qinghua, à Pékin, qui fut un point focal de la lutte politique au cours de la Révolution culturelle. Au surplus, son assurance, son sens quasi théâtral de l’action, son ascendant personnel et une incontestable habileté manœuvrière ont fait de Kuai Dafu un des meilleurs dirigeants de Gardes rouges. Sa personnalité reste pourtant énigmatique : faut-il voir en lui « un être sincère et tourmenté, profondément préoccupé par certains problèmes » (P. Illiez), un mythomane agité et incohérent ou un arriviste manipulé puis abandonné par des protecteurs haut placés ?
Le premier juin 1966, jour de la diffusion par la radio de la fameuse affiche en gros caractères (« dazibao ») de Nie Yuanzi (聶元梓), Kuai et quelques condisciples déclenchent l’attaque contre les autorités de Qinghua : « Notre comité du Parti s’appelle-t-il Ma (= marxiste) ou Xiu (= révisionniste) ? » interroge leur dazibao. Le 10 juin arrive à Qinghua une « équipe de travail » conseillée par Wang Guangmei (王光美), femme de Liu Shaoqi (劉少奇), qui canalise la rébellion et soutient les étudiants conservateurs. Dénoncé comme un « démon » par le Président de la République lui-même, Kuai Dafu est la cible de violentes attaques. Il y répond crânement par des défis publics et même par une grève de la faim.
Après le retour de Mao à Pékin, vers la mi-juillet, les équipes de travail sont critiquées et retirées : Kuai Dafu devient un véritable héros national. Il préside le 6 octobre, place Tian’anmen, un meeting de tous les rebelles du pays. Le groupe de Gardes rouges qu’il dirige, le fameux Jinggangshan, fédère en décembre toute la « gauche » de l’université. C’est à Qinghua qu’apparaissent les premières attaques nominales contre Liu Shaoqi, c’est de Qinghua que partent dans tout le pays, jusqu’au lointain Xinjiang, certains des Gardes rouges les plus radicaux.
En avril 1967 se produit dans cette université une scission décisive. Pour former un comité révolutionnaire, il faut en effet, d’après le Centre, réhabiliter certains dirigeants et s’allier à eux. Contrairement à ses adversaires plus modérés du « groupe du 14 avril », Kuai Dafu n’accepte de réhabiliter que des anciens exclus du P.C.C., car selon lui le régime fondé en 1949 n’était jamais qu’une « dictature bourgeoise ». Élu au comité permanent du comité révolutionnaire de Pékin, il collabore pendant tout l’été 1967 avec la fraction « gauchiste » du Groupe central de la Révolution culturelle (voir Chen Boda (陳伯達) et Wang Li (王力)) : le Jinggangshan participe aux manifestations monstres contre l’impérialisme et diffuse sur certains commandants régionaux des attaques collectées par son « groupe d’information militaire ».
Comme, en septembre 1967, le Centre exige une « grande alliance » et purge les principaux dirigeants de l’ultragauche, une trêve est décidée : les deux factions de Qinghua fusionnent dans un même « quartier général » présidé par Kuai Dafu. Mais la trêve est rompue en décembre. Les deux groupes s’opposent dans des assemblées générales puis, à partir d’avril 1968, dans de véritables batailles rangées qui causent une dizaine de morts. Ces bagarres sont les épisodes d’un affrontement plus général entre les deux grandes factions de la capitale, celle du « Ciel » (ainsi nommée parce que son principal point d’appui est l’institut d’aéronautique), à laquelle Kuai appartient, et celle de la « Terre » (basée à l’institut de géologie). Il semble bien que l’affiliation à chacune de ces factions ait été moins politique que personnelle. Mais la propagande prétendra plus tard que les attaques de Kuai Dafu contre Xie Fuzhi (謝富治), le patron de Pékin, faisaient partie intégrante du complot ourdi par Yang Chengwu, à l’époque responsable de l’état-major général de l’A.P.L. contre Lin Biao (林彪) et Zhou Enlai (周恩來). Quoi qu’il en soit, les bagarres de Qinghua marquaient le refus, par une minorité étudiante radicalisée, d’accepter la fin de la contestation politique. Aux yeux de Kuai Dafu, la menace de restauration de la « dictature Guomindang » justifiait le recours à la « lutte armée » et, encore une fois, le défi : « ... si une main rouge intervient, elle nous soutiendra, si une main noire intervient, nous la démasquerons » (22 avril 1968).
Cependant, comme le retour à l’ordre dans tout le pays s’avère difficile, les cent jours de batailles picrocholines à Qinghua finissent par exaspérer le Centre. Le 27 juillet 1968, il expédie 25 000 ouvriers pour séparer pacifiquement les combattants ; ceux-ci les accueillent par des lazzis et des coups de revolver. C’en est trop. Le lendemain 28, le Groupe central de la Révolution culturelle convoque les principaux dirigeants des deux factions : Nie Yuanzi, Han Aiqing, Tan Houlan, Wang Daping et Kuai Dafu, lequel se permet d’arriver en retard. Furieux, Mao Tse-tung semonce le « commandant Kuai » et raille : « Si tu veux arrêter la main noire, eh bien, c’est moi ». Il exige la fin des désordres et la réconciliation (voir Mao Zedong sixiang wansui, op. cit., p. 687-716). Le lendemain, une « équipe ouvrière de propagande de la pensée-Mao-Tse-tung », puissamment soutenue par l’armée, investit Qinghua. L’exemple est suivi dans la plupart des universités.
Kuai Dafu préside encore le « comité de grande alliance » de Qinghua formé le 17 août puis manœuvre quelque temps contre la remise en ordre. Mais ses derniers partisans doivent suivre des « classes d’études » et partir à la campagne. Le comité révolutionnaire de l’université est fondé en janvier 1969, le comité du Parti en janvier 1970. On peut dès lors instruire le procès du gauchisme. Trente compagnons de Kuai « avouent » avoir fait partie, sous son autorité, du « Corps du 16 mai » (voir Wang Li), dont le maître d’œuvre désigné est désormais Chen Boda. Deux cent trente dossiers sont instruits. Le 25 mars 1971, un grand meeting de masse est organisé contre l’ancien « petit général » silencieux et fier : « Kuai, tu as une dette à l’égard de la classe ouvrière... » Après avoir été traduit devant les « masses populaires », Kuai et d’autres Gardes rouges (telle Nie Yuanzi) sont emprisonnés sans jugement. Des années plus tard, en mars 1983, Kuai est condamné, en même temps que Nie, à 17 ans de prison et 4 ans de privation de droits civiques.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182321, notice KUAI Dafu 蒯大富 par Jean-Luc Domenach, version mise en ligne le 2 novembre 2016, dernière modification le 2 novembre 2016.

Par Jean-Luc Domenach

SOURCES : Illiez (1973). — Karnow (1972). — Rice (1972). — Le récit de Hinton (1972) est extrêmement riche mais partiel et incomplet, car il reflète la version que l’on donnait à Qinghua dans l’été 1971. — Pour une comparaison avec d’autres Gardes rouges, on se référera à la biographie de Li Hongshan dans ce volume, à l’étude de Montaperto in Scalapino (1972) et surtout à Bennett et Montaperto (1971). — La sténographie de la réunion avec Mao Tse-tung a été publiée par des Gardes rouges (Mao Zedong sixiang wansui : Vive la pensée de Mao Tse-tung), 1967, p. 687-716). Traduction in Joint Publication Research Service (20 février 1974, p. 469-497).

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