DEHORS Bernard dit Nénesse (Delescluze, Cochise)

Par Pierre Vandevoorde

Né le 22 juin 1946 à Rouen (Seine-Maritime), mort le 16 décembre 2012 à Saint-Aubin-Épinay (Seine-Maritime)  ; ouvrier chez Renault à Cléon (Seine-Maritime),  ; militant CGT, Ligue communiste (LC), Ligue communiste révolutionnaire (LCR), Ligue trotskyste de France (LTF), puis sympathisant LCR.

Légende de la photo de groupe : Manifestation pour le centenaire de la Commune de Paris en 1971 : B. Dehors, au premier rang, troisième à partir de la gauche, foulard et cheveux longs

Bernard Dehors a grandi dans le quartier pauvre de la Croix de Pierre à Rouen. Il était l’aîné de seize enfants ; son père était docker. À quatorze ans il trouva du travail dans un garage parce qu’il fallait aider sa mère. Il était membre d’une bande de « blousons noirs ». Un samedi, au tout début de l’année 1968, alors qu’il revenait des douches publiques avec son frère, ils tombèrent rue du Gros Horloge sur une intervention policière contre une manifestation surprise du comité Vietnam. Avec leur culture anti-flics et leur expérience de la bagarre, ils s’en mêlèrent, arrachèrent à un flic la montre qu’il venait de confisquer à un militant ; le contact était pris.
En Mai 68, il créa une section syndicale CGT dans la petite entreprise rouennaise du textile où il avait trouvé du travail après le service militaire. Ce fut l’exaltation des manifestations, des meetings, de la fac occupée. Lors de l’annonce de la dissolution de la JCR, en juin 1968, il se trouvait chez Gérard Filoche qui lui proposa d’adhérer. En 1970, il se fit embaucher comme OS chez Renault à l’usine de Cléon, objectif prioritaire d’intervention de la jeune Ligue Communiste. Une cellule d’entreprise y avait déjà été constituée autour de René Cottrez, l’un des jeunes qui y avaient été moteurs du mouvement de mai-juin. Elle était structurée par des maîtres-auxiliaires et des « pions » de l’Éducation nationale (Jean Boucher, Jean-Marie Canu, Didier Étave à partir de 1974…). Il prit aussitôt sa carte à la CGT avec l’objectif de se faire reconnaître comme un bon militant pour obtenir des responsabilités. Comme il vendait Rouge, hebdomadaire de la LC, le samedi sur le marché d’Elbeuf (Seine-Maritime), les militants et la direction locale du PCF le repérèrent vite et lui menèrent la vie dure.

Contraint de militer à visage découvert, il en profita pour multiplier les discussions politiques. La grève de 1971 pour les salaires et les classifications lui donna l’occasion de s’affirmer. « Tout le monde se réunissait devant le restaurant. Tu gueulais « occupation, occupation », on débordait, on circulait dans les ateliers, on faisait arrêter tout (…) On faisait au moins une grève par semaine ! Sur la sécurité, des vêtements de travail, t’avais pas de chaussures de sécurité, de bleu de travail à l’époque, pour des bons de douche… » (entretien avec Fanny Gallot). Homme de terrain, avec un militant du PCF, il regroupa bientôt, près de soixante adhérents dans la première section syndicale d’atelier vraiment démocratique. Elle se réunissait sur place et sur le temps de travail tous les vendredis, prenait ses propres décisions, écrivait ses propres tracts et présentait ses candidats aux élections du syndicat. En 1972, Bernard Dehors fut élu secrétaire de la section, ce qui lui permit, après une bataille au congrès pour imposer sa candidature, d’accéder à la commission exécutive du syndicat.
Pour espérer recruter ou simplement pour être capable d’argumenter, il fallait faire un gros effort d’information et de formation théorique. « J’ai commencé à lire le petit bouquin de Mandel « Initiation à la théorie marxiste », et après j’ai lu Trotsky, Lénine, « Que faire », j’ai lu Marx, « L’origine de la famille et de la propriété privée »… Je lisais Le Monde, fallait lire L’Huma, tu lisais Rouge (…). On faisait aussi lire, il y avait plein de brochures de la LCR, plein de trucs de formation, on les vendait. » (ibid.).
Un tract était régulièrement distribué aux trois portes d’entrée de l’usine aux heures de prise de quart. La diffusion était assurée par les « extérieurs », tandis que René Cottrez et Bernard Dehors en prenaient un paquet pour distribuer de l’intérieur autour d’eux.
La cellule se réunissait alors une fois par semaine, le samedi après-midi quand ils étaient du soir (13h-21h) et le mercredi soir quand ils étaient en équipe du matin (5h-13h). « Une réunion à 9 heures qui finissait à minuit, qui se passait à Elbeuf, après fallait rentrer à Rouen, et le lendemain, fallait te lever à quatre heures et demi pour aller bosser ! » (ibid.)
Il prit des responsabilités à la commission nationale CGT de la Ligue, à la « branche auto » (réunion tous les trois mois à Paris) et à la « branche Renault » (tous les mois à Billancourt). Il fut aussi membre du bureau de cellule et aussi de la « direction de ville » (DV) de Rouen, l’instance dans laquelle il se sentait le moins à l’aise.
À partir de 1974-1975, il commença à systématiser des critiques qui firent l’objet, dans le bulletin intérieur local, de textes qu’il agrémentait de dessins et de considérations humoristiques. Il reprochait à la Ligue d’en rester au niveau syndicaliste, celui de la défense des revendications ouvrières et de ne pas oser avancer un programme de transition à la manière de Trotsky, pour établir un pont entre les revendications immédiates et la révolution. Lorsqu’en 1975, la répression frappa le mouvement des comités de soldats, ses désaccords et ceux de deux « extérieurs », « Clément » et Jean Boucher (« Thimbaut ») s’accentuèrent. Pour eux, en se cantonnant à une ligne de défense des droits démocratiques alors que l’heure était à la propagande pour les milices ouvrières, la Ligue avait fait la preuve de sa dégénérescence réformiste. Ils rejoignirent la Ligue Trotskyste de France (LTF), petit groupe lié à la Spartacist League des États-Unis (elle-même scission du SWP), qui n’avait pas de mots assez durs pour dénoncer la LCR à toute occasion. La plupart des sympathisants les suivirent ; René Cottrez se retrouva seul militant de la Ligue dans l’usine.
L’onde de choc provoquée par cette scission laissa des traces durables. Des complicités, des amitiés se trouvèrent brisées. Pour « Nénesse », ce fut aussi le début d’une période très difficile. Il lui fallut changer d’échelle, se plier aux exigences de l’activité propagandiste et sectaire d’un groupe dont les directives arrivaient de New York, et donc négliger son travail militant de terrain. L’activisme désincarné lui pesait toujours davantage. Il rompit définitivement avec la LTF en 1981, en dépit des pressions de toutes sortes pour tenter de l’en dissuader : « ça a été comme une envie furieuse de sortir la tête hors de sous l’eau, pour respirer, alors que quelqu’un s’obstine à vouloir t’y laisser pour voir si tu vas devenir poisson. Mais on ne sort pas de la LTF aussi facilement qu’on sort de chez soi. (…). Le sentiment de s’être fait blouser, manipuler, n’entraîne que haine et mépris pour la LTF. » (Lettre à la cellule Reiss, février 1991).
Après ce qu’il qualifiait de « plus grosse connerie de sa vie », il passa près de dix ans éloigné du syndicalisme et de la politique.
Après une première union malheureuse, il se remaria avec Évelyne, qui était agente hospitalière et divorcée d’un mari violent, dont les coups lui avaient causé d’importants problèmes neurologiques. Elle avait déjà un garçon dont il s’est occupé. En 1984 était née une petite Séverine, handicapée ; Bernard Dehors s’est engagé dans une association de parents d’enfants atteints de trisomie. Pour améliorer la paye et avoir plus de temps disponible, il était passé en nuit. Il ne se remit à militer syndicalement qu’au début de l’année 1990. Très vite, il devint la référence de l’équipe ; on s’arrachait ses « Carnets de nuit », au moins mensuels, dans lesquels il racontait avec un humour ravageur des petites histoires qui se passaient souvent au Moyen Âge, avec un seigneur trônant dans son donjon et des séides qui s’acharnaient sur les manants. La direction et l’encadrement impuissants enrageaient… Les contacts se rétablirent progressivement avec les militant.es de la Ligue de l’usine ; ils étaient désormais quatre, dont trois, embauchés après 1981, n’avaient pas connu la scission, et la CGT Cléon était animée depuis 1987, sur une orientation combative, par une équipe de militants PCF et LCR. En février 1991, Bernard Dehors adressa une longue « lettre à la cellule Ignace Reiss » pour faire lucidement son propre bilan tout en réaffirmant ses divergences anciennes, et envisager un travail en commun.
Le 17 octobre, avec l’équipe de nuit, il fut à l’initiative du blocage de l’usine qui marqua le début de la grande grève pour les salaires. Au bout de trois semaines d’isolement, après l’intervention des CRS demandée par le gouvernement Cresson-Fabius (député d’Elbeuf), la reprise se fit sur un échec. L’usine ne connut plus de mouvement jusqu’à ce que Bernard Dehors quitte l’entreprise en 2001 à l’âge de 55 ans, usé et handicapé. En 1994, sa femme avait dû subir une lourde intervention chirurgicale pour éliminer une tumeur au cerveau, mais n’avait jamais récupéré son autonomie. Les problèmes de vision de Bernard Dehors s’aggravèrent et il lui fallut renoncer à l’activité qui lui était la plus chère, la peinture. Il est mort à l’âge de 66 ans.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article245755, notice DEHORS Bernard dit Nénesse (Delescluze, Cochise) par Pierre Vandevoorde, version mise en ligne le 19 février 2022, dernière modification le 20 février 2022.

Par Pierre Vandevoorde

Légende de la photo de groupe : Manifestation pour le centenaire de la Commune de Paris en 1971 : B. Dehors, au premier rang, troisième à partir de la gauche, foulard et cheveux longs
En 1998.

SOURCES : Fanny Gallot, « Entretien avec Bernard Dehors », juin 2006, publié en 2014 dans Dissidences http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=378. — Entretien avec Jean-Marie Canu, mai 2006, non publié. — Gérard Filoche « Mai 68, histoire sans fin », éditions J.C. Gawsewitch, 2008. — Bernard Dehors « lettre à la cellule I.Reiss » et réponse de la cellule, document photocopié, 14 pages, février 1991, Archives personnelles de Gérard Prévost. — Souvenirs personnels de Jean Boucher, Jean-Marie Canu, Régine Cazin, Didier Étave, Gérard Prévost, Régis Louail.

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