Par Notice revue et augmentée par Laurent Colantonio (octobre 2011)
Né en 1798 ? à Inishowen, comté du Donegal, Irlande ; mort le 14 avril 1854 à Manchester ; pionnier du syndicalisme.
La date de naissance de John Doherty est incertaine : très probablement 1798 (lui-même croyait être né en 1799). Ses jeunes années nous sont surtout connues par le récit qu’il en a donné bien plus tard, en 1839. Après avoir travaillé quelque temps à Larne (comté d’Antrim), dès l’âge de 10 ans, le jeune Irlandais catholique émigre en 1816 à Manchester, où il est engagé dans une filature de coton. Il rejoint très vite le syndicat, alors illégal, des ouvriers fileurs de coton, ce qui lui vaut d’être immédiatement repéré comme « agitateur ». En 1818, il est arrêté et condamné à deux ans de prison pour avoir installé un piquet de grève en protestation de la baisse des salaires. À sa libération, il épouse une ouvrière anglaise, Laura (son nom de jeune fille est inconnu), avec laquelle il a quatre enfants. Il reprend son activité professionnelle et soutient les campagnes en faveur de la réforme parlementaire et de l’abolition des Combination Acts qui interdisent les syndicats, finalement légalisés en 1824-1825.
Déterminé, le jeune militant gravit les échelons au sein du mouvement syndical local. En 1828, il est élu secrétaire du syndicat des fileurs de coton de Manchester (Manchester Cotton Spinners’ Union), une belle réussite personnelle, dans un contexte britannique plutôt hostile aux immigrés irlandais et catholiques. Il lance à la même époque une feuille hebdomadaire dédiée à la lutte radicale et syndicale, le Conciliator or Cotton Spinners’ Weekly Journal (1828-1829). Ce périodique inaugure une longue liste de journaux dirigés par Doherty, dont la plupart, aux marges de la légalité, n’ont eu qu’une durée de vie très brève. En 1828 toujours, Doherty devient secrétaire de la Société protectrice des enfants employés dans les filatures (Society for the Protection of Children Employed in the Cotton Factories), qui organise des meetings, écrit au ministre de l’Intérieur et dénonce les patrons qui ne respectent pas la durée légale du travail des enfants. Cet organisme préfigure le Comité du Lancashire en faveur de la réduction des horaires de travail (The Lancashire Short Time Committee).
En janvier 1829 éclate à Stockport (Cheshire) une grève d’ouvriers fileurs qui se prolonge jusqu’en juin ; à ce moment, les ouvriers, affamés, sont contraints de reprendre le travail. Une autre grève, déclenchée en mai à Manchester, se solde elle aussi par un échec. C’est alors que naît l’idée de constituer un grand « syndicat général » des fileurs britanniques. Dans cette perspective, les délégués régionaux se rassemblent le 22 septembre 1829, sous la direction de Doherty. Deux mois plus tard, au cours de la célèbre rencontre de l’île de Man, le Syndicat général des ouvriers fileurs de Grande-Bretagne et d’Irlande (The Grand General Union of Operative Spinners of Great Britain and Ireland) voit le jour. Il s’agit d’une étape importante dans l’histoire du mouvement ouvrier britannique. Les projets de Doherty ne s’arrêtent pas à ce premier succès. Désireux de regrouper l’ensemble des syndiqués de tous les métiers, il convoque en février 1830 une assemblée de représentants des différents trade unions. En mars, il lance un nouveau journal syndical et coopératiste, qui sert de bulletin de liaison entre les métiers, le United Trades’ Co-operative Journal. Enfin, toujours sous l’impulsion de Doherty, le premier « syndicat général » – qui n’est plus cantonné à une usine, une ville, une région ou un métier –, l’Association nationale pour la protection du travail (National Association for the Protection of Labour ou NAPL) naît en 1830. Ses statuts sont approuvés en assemblée générale le 28 juillet à Manchester et Doherty est nommé secrétaire à plein temps. La NAPL, d’abord implantée dans le Lancashire, s’est ensuite étendue aux secteurs textiles des Midlands, puis chez les potiers du Staffordshire, ainsi que chez les mécaniciens et les mouleurs. À la fin de l’année 1830, l’association représente 150 trade unions et rassemble quelque 80 000 adhérents.
Au cours de la même période, l’agitation avait continué parmi les ouvriers fileurs mais, de ce côté, grèves et difficultés internes ont abouti en quelques mois à la disparition du Syndicat général des ouvriers fileurs, auquel Doherty avait continué de participer. À partir de 1831, il consacre toute son énergie à la NAPL et au journal de l’association, The Voice of the People (La Voix du Peuple, 1830-1832). Si la NAPL trouve un écho important dans le textile du Lancashire et la bonneterie des Midlands (en particulier dans la région de Nottingham), force est bien de constater qu’au cours de la première année elle n’a pénétré ni les industries lainières du Yorkshire ni la métallurgie de Birmingham et de Sheffield, ni les mines, ni la région londonienne. Insatisfait par cette situation, Doherty tente d’élargir les bases professionnelles et géographiques de l’organisation. Il acquiert la conviction que, pour prospérer, la NAPL doit s’installer à Londres. Confronté au refus du comité de Manchester, il démissionne de son poste de Secrétaire général à la fin de l’année 1831.
Dès 1832 Doherty se relance dans d’autres projets. Avec son dynamisme coutumier il crée un nouveau journal le 7 janvier 1832, l’Expositor, qui devient deux semaines plus tard le Poor Man’s Advocate (L’avocat du pauvre). Il s’installe aussi comme libraire et imprimeur à Manchester. Dans son échoppe, il vend aussi bien des brochures syndicalistes, des ouvrages radicaux, des publications du mouvement pour la tempérance, des romans à bon marché, etc. Mais surtout, en 1832, il accentue son action en faveur de la réforme des conditions de travail dans les manufactures, d’abord dans le cadre du Comité du Lancashire pour la réduction des horaires de travail, puis par des contacts entretenus tout au long de l’année avec des organismes porteurs du même objectif dans d’autres régions industrielles, notamment le Yorkshire. Il établit aussi des relations étroites avec les parlementaires qui luttent pour obtenir une nouvelle législation du travail. Ce courant aboutit à la loi sur les fabriques ou Factory Act de 1833 qui, bien qu’insatisfaisante aux yeux du mouvement ouvrier, limite la durée du travail des femmes et des enfants dans les usines textiles.
Parallèlement, Doherty cherche au début des années 1830 à rapprocher les trade unions et le mouvement owenien qui tend à s’implanter dans le monde ouvrier. Entre mai 1831 et octobre 1833, six congrès nationaux rassemblent les sociétés oweniennes et coopératistes. À l’occasion du sixième congrès, qui se tient à Londres, les trade unions sont représentés. En novembre 1833, à Manchester, Doherty participe à une rencontre au cours de laquelle est créée une nouvelle organisation, dont Robert Owen et John Fielden avaient été les inspirateurs, la Société pour la régénération nationale (Society for Promoting National Regeneration). Cette association qui vise à obtenir la journée de huit heures en menant des actions – notamment la grève – à partir des entreprises, est le résultat direct de la déception causée par la timidité du Factory Act.
En Grande-Bretagne, les années 1833-1835 sont caractérisées par un climat de revendications et d’agitation ouvrières incessantes. À la satisfaction de Doherty, le terrain semble favorable à la propagation des idées oweniennes, dont la dimension messianique séduit les éléments les plus avancés du monde du travail. Tandis que se dessine un mouvement d’ensemble en faveur de l’union et de l’organisation ouvrière, une nouvelle tentative d’unification syndicale se produit en février 1834 avec la création du Grand syndicat national des métiers (Grand National Consolidated Trades Union, GNCTU), un temps présidée par Owen. Mais le GNCTU se heurte d’emblée à l’hostilité farouche des employeurs et des classes dirigeantes. Le gouvernement whig est fermement décidé à user de tous les moyens légaux à sa disposition pour briser l’essor du syndicalisme. En mai 1834 a lieu le célèbre épisode du procès des six journaliers agricoles de Tolpuddle (Dorset), condamnés à la déportation en Australie pour avoir prêté un « serment illégal ». Un mouvement en faveur des « Martyrs de Tolpuddle » secoue alors l’opinion ; il se combine au début de l’été 1834 avec des campagnes d’action menées par le GNCTU et par la Société pour la régénération nationale. La dynamique est brisée par la répression patronale qui lui oppose le lock-out à la grève, avec la bénédiction du gouvernement. Le résultat, c’est une défaite sévère pour le mouvement ouvrier, qui a laissé une empreinte durable dans les classes populaires, mais qui a aussi constitué le terreau à partir duquel a émergé un nouveau mouvement politique, le chartisme.
Après l’échec du GNCTU, Doherty continue de lutter en faveur de la réforme de la législation du travail (Factory Reform Movement), de l’interdiction du travail des enfants et de la journée de 10 heures. En 1834, il devient aussi rédacteur en chef de The Herald of the Rights of Industry, l’organe de la Société pour la régénération nationale. Entre 1834 et 1836, il occupe pour la seconde fois le poste de secrétaire du Syndicat des fileurs de coton de Manchester. En 1838, il est entendu par le Comité sur les coalitions ouvrières (Select Committee on Combinations of Workingmen), dans le cadre d’une enquête parlementaire sur les syndicats. Doherty a beaucoup réduit son activité militante au cours des années 1840 ; il s’est aussi rapproché des conservateurs. En 1841, lors de l’élection partielle de Nottingham, il fait campagne en faveur du propriétaire du Times, le tory John Walter, opposé à Joseph Sturge, le candidat soutenu par les chartistes.
Quand il succombe à une crise cardiaque en 1854, son nom est quasiment oublié, au point que la presse locale ne lui consacre que de courtes notices nécrologiques. Pourtant, John Doherty doit être classé au premier rang des pionniers du mouvement ouvrier, comme syndicaliste, journaliste radical, éditeur et libraire. Il est une pièce maîtresse dans la plupart des initiatives syndicales et radicales qui ont marqué les années 1829-1835. Profondément catholique, doué d’une vive intelligence, de surcroît excellent orateur, il a été toute sa vie un lutteur.
Par Notice revue et augmentée par Laurent Colantonio (octobre 2011)
BIBLIOGRAPHIE : G.D.H. Cole, A Century of Co-operation, Manchester, Manchester University Press, 1945. — G. Driver, Tory Radical : the life of Richard Oastler, New York, OUP, 1946. — E.P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, 1963, 2e éd. rév. 1968. — R.G. Kirby et A.E. Musson, The Voice of the People, John Doherty, 1798-1854. Trade unionist, radical and factory reformer, Manchester University Press, 1975. — J. Droz (éd.), Histoire générale du socialisme, t. I : Des origines à 1875. — John Saville/Janette Ryan, ‘Doherty, John (1797/8–1854)’, in Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004, online edn, 2009. — Teresa Moriarty, ‘John Doherty’, in J. McGuire et J. Quinn (eds), Dictionary of Irish Biography, Cambridge, Cambridge University Press/Royal Irish Academy, 2009, vol. 3.