Par Jean Maitron
Né le 2 septembre 1891 à Caen (Calvados), mort le 19 juillet 1991 à Paris (XIIIe arr.) ; professeur d’histoire de la colonisation à la Sorbonne, ancien doyen de la faculté des lettres de Rabat ; militant socialiste délégué au congrès de Strasbourg et de Tours, février et décembre 1920 ; délégué à la propagande pour l’Afrique du Nord ; conseiller de l’Union française (1947-1958).
Fils d’Étienne, professeur d’histoire au lycée de Caen, et de Elisa Jugier, les deux branches de la famille de Charles-André Julien étaient originaires de l’Albigeois, converties au protestantisme dès le XVIe siècle. Paysans des monts de Lacaune du côté de son père, nobles ruinés depuis plusieurs générations du côté de sa mère, qui avaient exercé la teinturerie, dont on disait « qu’elle ne dérogeait pas ». Son grand-père maternel était ouvrier bronzier à Paris. Sa famille pensait qu’il avait été tué durant la Commune.
Charles-André Julien milita dès sa jeunesse. L’influence qu’il ressentit fortement tout enfant, fut celle de Jean Jaurès, camarade de village et de collège de son père. Il se souvient d’avoir assisté, sans les comprendre, à des discussions passionnées entre les deux amis sur les Cathares. Jeune garçon, il fut présent à déjeuner avec Jean Jaurès, Bracke, et son père, agrégé de l’Université, qui lui firent comprendre ce que furent les hommes de la Renaissance. On passait du Second Faust et de la phénoménologie au vin de Gaillac et à la recette du cassoulet. Des hommes riches d’idéal mais qui avaient les pieds sur terre.
Charles-André Julien devait avoir six ou sept ans quand son père, qui professait alors au lycée de Marseille, réunit ses trois jeunes enfants autour d’un guéridon pour leur dire qu’il était persuadé que le capitaine Dreyfus était innocent, qu’il allait prendre parti, qu’ils seraient insultés au lycée mais qu’ils devaient en être fiers. Cet appel à la responsabilité le marqua pour la vie. Il entendit, avec passion, les récits de l’action que mena alors son père avec d’autres protestants agnostiques comme Scheurer-Kestner et Stapfer*.
Comme il n’apprenait rien au lycée, son père l’envoya chez ses grands-parents à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde) pour acquérir les connaissances fondamentales, à l’école communale. Après son certificat d’études, son instituteur garda pendant une année supplémentaire trois élèves également doués. Lui seul put continuer des études, les deux autres les interrompant, faute de bourses. Cette inégalité sociale le révolta. Dès lors et pendant toute sa vie, il s’intéressa davantage aux injustices sociales qu’aux problèmes politiques.
Il avait quinze ans quand son père demanda un poste en Algérie, au lycée d’Oran, ce qui détermina sa vocation coloniale. Deux choses le frappèrent : ses camarades barraient, en chaîne, les trottoirs pour faire descendre les vieux Arabes dans le ruisseau et, dans un lycée d’un millier d’élèves, il y avait un seul Algérien, fils d’un facteur arabe et d’une mère française. À seize ans, son père le mena au milieu de la foule délirante qui assistait à une exécution capitale. Ce spectacle odieux fit de lui un militant ardent contre la peine de mort. À la même époque, un aumônier protestant lui communiqua un rapport adressé à Lyautey, après la marche sur Oujda, où étaient rapportés l’éventrement d’innocents à coups de baïonnettes et la terreur des femmes arabes qui remontaient leurs gandouras jusqu’au cou pour ne pas être étranglées en même temps que violées par des légionnaires pressés d’aboutir. Dès lors, il saisit la conquête coloniale dans toute son horreur et, à dix-neuf ans, il voulut entrer au Parti socialiste. Il s’en expliqua à un pharmacien, d’esprit communard, qui apportait au socialisme des fonctionnaires d’Oran, le sens de la lutte ouvrière. Celui qu’on appelait « le père Masson » le fit travailler dans l’anonymat, non seulement à écrire des articles non signés mais à exécuter des besognes matérielles. Au bout de treize mois d’initiation, il le jugea digne d’entrer au parti. C’était en 1911. Entre-temps, son père ayant dû prendre une retraite prématurée, Charles-André Julien dut renoncer à sa bourse de khâgne au lycée Louis-le-Grand pour devenir auxiliaire au Trésor puis rédacteur à la préfecture d’Oran (1913-1915). Ce fut pour lui une très dure épreuve mais, quand il devint le collaborateur de Léon Blum à la présidence du Conseil, il se félicita de la formation administrative qu’il avait acquise dans sa jeunesse. Il se prépara seul à la licence d’histoire qu’il passa en 1912 à Bordeaux.
Réformé en 1911, il s’engagea dès le 3 août 1914 au 1er régiment de zouaves et fut réformé à nouveau, à la suite d’une bronchite très grave contractée au cours de manœuvres. Grâce à sa licence, il enseigna, en tant que répétiteur, l’histoire au lycée d’Oran (1915-1917) puis le latin et le grec ainsi que l’histoire au lycée d’Alger (1917-1919). Il avait pris à Oran la direction de la Ligue des droits de l’Homme et les plaignants musulmans venaient lui rendre visite à une ou deux heures du matin. À Alger, il devint à vingt-six ans le président de la Fédération des Ligues des droits de l’Homme d’Afrique du Nord. Il y exerça une action très efficace contre les abus dont étaient victimes les Algériens. À la fin de la guerre, il passa l’agrégation d’histoire (admissible en 1919, reçu en1920), après avoir abandonné l’étude de la civilisation romaine en Afrique au IIe siècle après JC, sous la direction de Carcopino, pour celle de la conquête d’Alger en 1830. Il devint dès lors un spécialiste de l’histoire contemporaine du Maghreb.
Il était au lycée de Bordeaux quand il fut appelé par la Fédération d’Oran comme candidat à la députation, en 1919. Il décupla les voix de son prédécesseur et, quinze jours plus tard, fut élu conseiller général d’Oran en doublant le nombre de voix qu’il avait recueillies dans le même secteur, et fut le premier élu socialiste d’Algérie. Quelque temps plus tard, sa sœur et son beau-frère, accusés, par un agent de la Sûreté, d’avoir menacé d’un revolver un agent provocateur, furent condamnés à trois mois de prison puis amnistiés mais obligés de quitter la ville pour Paris. Dix ans après, la direction d’une grande entreprise, apprenant qu’un de ses proches collaborateurs était « le frère d’André Julien », le renvoya sur le champ. Le gouverneur de l’Algérie se flatta d’empêcher son action en Algérie, en obligeant tous ses proches à rentrer en France. En ce temps-là, la lutte contre le colonialisme coûtait cher aux militants.
Il fut délégué aux congrès de Strasbourg (février 1920) puis de Tours (décembre 1920), et les sections d’Algérie votèrent d’enthousiasme l’adhésion à la IIIe Internationale, sans tenir compte de l’article VIII qui les obligeait à soutenir les mouvements indigènes. Julien participa activement au congrès de Tours où il connut notamment Ho-Chi-Minh. Le Comité directeur lui confia, le 4 janvier 1921, la délégation permanente à la propagande pour l’Afrique du Nord. Durant deux ans, il parcourut l’Algérie et la Tunisie, multipliant les conférences contradictoires, très suivies, et les réunions de section. Les rapports de police, conservés aux archives, prouvent l’importance que leur attribuaient la Place Beauveau et le Quai d’Orsay.
En 1921, Frossard, alors secrétaire général du PC, lui demanda de faire partie de la délégation au IIIe congrès de l’Internationale, pour le renseigner exactement sur ce qui se passait en Russie. Durant deux mois, il eut des contacts constants avec les principaux militants, sauf Staline dont il n’entendit jamais parler, les hauts fonctionnaires du parti, les milieux littéraires et artistiques. Les deux articles qu’il publia dans l’Illustration, appuyés de nombreuses photographies, bouleversèrent les idées reçues et furent très discutés. Il avait dû précipiter son retour, à la demande de Tchitchérine, pour faire campagne en faveur des Russes frappés d’une terrible famine mais il constata que la classe ouvrière s’intéressait davantage au régime soviétique qu’au désastre dont souffrait la population. Il trouva la même méconnaissance des problèmes politiques au sein du Comité directeur. Frossard le félicita de son exposé sur la NEP mais jugea inopportun de faire connaître aux militants les dangers qu’elle présentait pour le développement du socialisme. Ayant donné sa démission de délégué permanent, Julien reprit un poste au lycée de Montpellier (1921-1923) mais ne quitta le parti qu’en 1926, selon son témoignage. Durant la décennie qui suivit, il partagea son activité entre l’enseignement (lycées de Beauvais de 1923 à 1926, Janson de Sailly à Paris de 1926 à 1932, Montaigne de 1932 à 1940, Pasteur, Condorcet, Montaigne de 1942 à 1945), le secrétariat général de la Revue historique et le journalisme, principalement dans les hebdomadaires, Monde dirigé par Barbusse et le Progrès civique, plus tard Vendredi, Gavroche, La Lumière.
En le quittant, à l’issue du congrès de Tours, Léon Blum lui avait dit « Au revoir Julien ». Il ne se trompait pas. Julien fut ramené à la politique militante et à la SFIO par les événements qui suivirent le 6 février 1934. Il prit une part active à la campagne électorale de 1935 qui amena l’élection de Paul Rivet au conseil municipal de Paris et marqua la naissance du Front populaire. En 1936, Léon Blum lui demanda d’organiser le Haut-comité méditerranéen et de l’Afrique du Nord à la présidence du Conseil dont il fit un centre important de documentation sur tout le monde musulman et un organe de coordination. Les présidents du Conseil, de 1937 à 1939, le laissèrent à son poste jusqu’à la guerre où le service disparut. Chargé de la préparation à l’entrée de l’École coloniale, il en fut destitué le 5 décembre 1940 dans l’heure qui suivit l’entrée en charge de Peyrouton, nommé ministre de l’Intérieur. L’ancien résident du Maroc, rappelé par Léon Blum, n’avait pas oublié son adversaire du Haut-Comité méditerranéen. Carcopino, devenu, trois mois plus tard, secrétaire d’État de l’Instruction publique, réintégra aussitôt son ancien disciple en histoire romaine. Plusieurs fois perquisitionné, Julien fut sauvé de justesse de l’arrestation par les Allemands.
En 1945, le parti SFIO le proposa comme sous-secrétaire d’État aux Affaires algériennes mais, tout en faisant son éloge, Bidault refusa fermement. L’année suivante, il fut un des deux élus de la commission nationale de l’Unesco, l’autre étant René Cassin, fondateur de l’Unesco en France. Il démissionna lors de l’admission de l’Espagne et refusa de reprendre place malgré l’insistance de Paul Rivet*. En 1947, il fut simultanément nommé professeur d’histoire de la colonisation à la Sorbonne (octobre 1947-octobre 1961) et conseiller de l’Union française, sur proposition du groupe SFIO de l’Assemblée nationale. Il professa également à l’École de la France d’Outre-Mer, à l’école des Sciences politiques et à l’école d’Administration. Membre de la minorité du Comité directeur du Parti socialiste de 1947 à 1958, Charles-André. Julien fut un des fondateurs du Parti socialiste autonome, 14 septembre 1958.
Mêlé de près aux luttes pour l’indépendance des pays maghrébins, dont il défendit la cause surtout dans le Monde., il fut autorisé par le gouvernement, à la demande du roi Mohamed V, à fonder et organiser la faculté des Lettres de Rabat dont il fut le doyen pendant trois ans, assurant alternativement le décanat à Rabat et le professorat à Paris. Il avait refusé toutes les décorations françaises, y compris la Légion d’honneur que lui offrit Léon Blum ; il dut accepter, pour ne pas blesser Mohamed V et Bourguiba, une des trois grandes croix de Ouissam Alaouite et le titre de Grand Officier de l’ordre de la République tunisienne. Après sa retraite en 1961, il continua à publier des ouvrages historiques, à recevoir des spécialistes et des étudiants venus aussi nombreux de l’étranger que de la France, et à militer, notamment en prenant position sur les grands problèmes du jour comme l’affaire Ben Barka dont il présida le comité d’enquête, et, naturellement, la guerre du Viêt-Nam.
Il s’était marié le 29 août 1921 à Paris (VIe arr.) avec Lucie Momy, le couple eut une fille, Nicole.
Par Jean Maitron
SOURCES : Arch. Nat., F17 27854. — Le Mouvement social, avril-juin 1962 et janvier-mars 1970. — Notes de l’intéressé. — Le Monde, 25 juillet 1991. — État civil.— Notes de Jacques Girault.