MILHAUD Edgard

Par Justinien Raymond

Né le 14 avril 1873 à Nîmes (Gard), mort le 4 septembre 1964 à Barcelone (Espagne) ; professeur à l’Université de Genève ; économiste ; homme d’action et militant socialiste.

Edgar Milhaud
Edgar Milhaud
Cliché du CIRIEC

Edgard Milhaud naquit dans une famille aisée. Son grand-père maternel, Alphonse Cerf, était tailleur d’habits et commerçant en tissus à Nîmes. Son grand-père paternel était, avec l’aîné de ses fils, Moïse, à la tête d’un florissant négoce de tissus dont les affaires rayonnaient sur tout le département du Gard. Un autre de ses fils, le cadet, Léon, le père d’Edgard, commissionnaire en vins, jouait le rôle de courtier entre grossistes, demi-grossistes et détaillants, tout en gérant quelques propriétés en association avec son frère Daniel. Vers 1880, il vint s’installer à Paris et continua sa double activité professionnelle à laquelle sa femme était associée en qualité de secrétaire. Edgard Milhaud eut donc une adolescence et une jeunesse parisiennes. Mais les vacances scolaires le ramenaient dans son Midi natal, au « château du Péras », à Saint-Jean-du-Gard où l’oncle Daniel, bien que domicilié à Nîmes, passait la plus grande partie de l’année et accueillait, pendant les mois d’été, les membres dispersés de la famille.

Ce milieu familial de gens d’affaires était aussi un milieu cultivé. Le grand-père paternel lisait couramment l’hébreu et c’est en grande partie pour la formation intellectuelle de ses enfants, Albert, le futur secrétaire général du Parti radical-socialiste, et Edgard que Léon Milhaud vint s’établir à Paris. Edgard commença ses études secondaires au collège Rollin, les poursuivit au lycée Janson-de-Sailly et les acheva au lycée Charlemagne où il obtint en 1892 le baccalauréat et le huitième accessit au concours général de Philosophie. Au lycée Charlemagne, il prit « un intérêt immense, prodigieux » (cf. Souvenirs, voir Sources) à l’enseignement du philosophe Pacaut fortement attiré par Spinoza et que ses élèves disaient être le modèle du Disciple de Paul Bourget. Pendant ces années, Edgard Milhaud se détacha progressivement des traditions religieuses familiales. L’exemple de son père, « totalement émancipé » (ibid.), l’y prédisposait. À quatorze ans déjà, ce ne fut que par tendresse pour sa mère, restée pieuse, et dont le « désir faisait loi pour moi », dit-il (ibid.), que le jeune Edgard fit sa « barmishwa » (communion israélite), « comme une chose [...] sans importance particulière » (ibid.). À la Sorbonne, où il obtint la licence ès lettres et, en 1895, fut reçu second à l’agrégation de philosophie, il reçut une forte empreinte de l’enseignement de Boutroux et, attiré par la psychologie, subit l’influence de Ribot qui lui ouvrit la Revue philosophique. Le contact direct avec la pensée des grands philosophes par de copieuses lectures personnelles élargit l’horizon que lui offraient ses maîtres et féconda le travail d’équipe qu’il entreprit avec un cercle d’amis.

Cette première formation philosophique ne présageait guère l’orientation future d’Edgard Milhaud. On s’étonnera davantage encore quand on saura qu’il avait en réalité « la vocation et le tempérament d’un poète » (cf. H. Barbier, p. 31). C’est qu’il n’était pas dans sa vocation de se laisser aller au rêve ou aux pures spéculations de l’esprit loin de la réalité et loin des hommes. Le goût de la vie publique et de l’action, un besoin inné de justice sociale le poussèrent vers les problèmes économiques et sociaux. Mais s’il acquit en ce domaine une réelle maîtrise, s’il y fut avec un égal bonheur théoricien et réalisateur, s’il s’y donna avec la passion qui ne l’avait pas quitté à plus de quatre-vingt-dix ans, n’est-ce pas parce que, en devenant économiste, il resta tout ensemble poète et philosophe ? Avant de s’engager dans le combat dreyfusard qui ne contribua en rien à une orientation politique bien antérieure, avant même d’achever les études qui devaient lui ouvrir une carrière universitaire dont il parcourut le cycle complet, Edgard Milhaud s’engagea dans l’action socialiste qu’il poursuivra sa vie durant et qui inspirera largement son activité dans les hautes fonctions nationales et internationales qu’il remplira. Si Spinoza et Kant ont marqué ces années d’épanouissement intellectuel, les oeuvres de Karl Marx, le premier volume du Capital dans la traduction, puis la suite de l’ouvrage en allemand qu’il étudia étant déjà socialiste, lui ouvrirent un horizon nouveau, approfondirent sa « compétence dans le domaine économique » (cf. Souvenirs) et ne purent que libérer le besoin d’action qui est peut-être le trait fondamental de la personnalité d’Edgard Milhaud.

Avec quelques amis, pour la plupart ses aînés, il créa, en avril 1893, la Ligue démocratique des Écoles fondée pour « la défense et le progrès de la République » (article 1er des statuts) et qu’Aulard honora d’une conférence. En 1894, Edgard Milhaud appartint à son comité directeur et à la majorité qui l’entraîna vers le socialisme. C’est à sa demande qu’Edouard Vaillant vint, devant ce groupement, traiter de la Révolution de 1848 et de la République démocratique et sociale. Il collaborait en outre à la vie de la Librairie coopérative Bellais, côtoyant la jeunesse intellectuelle socialiste, se liant notamment avec Léon Blum*. Désormais, la vie d’E. Milhaud a pris sa courbe ; l’agrégation passée, il étudiera la sociologie et l’économie politique. En 1896, il passa de longs mois en Allemagne à étudier le syndicalisme, la coopération, le socialisme, tout en acquérant une parfaite maîtrise de la langue allemande et en poursuivant des recherches d’ordre économique et sociologique. Il repassa la frontière en 1898 pour assister, à Stuttgart, au congrès de la social-démocratie alors partagée entre la direction du parti, fidèle au marxisme, et le révisionnisme de Bernstein. À son retour, Edgard Milhaud analysa les deux courants antagonistes et plaida pour l’unité dans La Revue socialiste (janvier 1899). Pendant ces années, il connut également Albert Thomas auquel sa vie sera étroitement associée plus tard à Genève. Il fréquenta Lucien Herr et cette rencontre n’était jamais sans conséquence pour ceux en qui ce meneur de jeu sentait de l’étoffe. Encouragé par lui, Edgard Milhaud accepta en 1899 et occupa jusqu’en 1901 le poste de conseiller économique au ministère du Commerce et de l’Industrie, dans le cabinet Waldeck-Rousseau aux côtés de Millerand dont il avait été le collaborateur à la Lanterne. Il y travailla en étroite association avec le directeur du Travail, Arthur Fontaine, qu’il retrouvera à Genève auprès d’Albert Thomas.

Edgard Milhaud fut donc mêlé à la première tentative de réformes sociales de la IIIe République, confiée à un socialiste alors que le socialisme, gonflé de sève par l’Affaire Dreyfus, se cherchait encore dans des déchirements internes. Sur le problème posé au socialisme de la participation ministérielle ou de son refus, Edgard Milhaud n’hésitait pas. Il l’acceptait, confiant dans la politique réformiste, dans la fécondité de l’action gouvernementale. Il fut chargé d’organiser la réduction de la journée de travail de douze heures à dix heures, par étapes, dans les établissements à main-d’oeuvre mixte, ainsi que les relations entre les inspecteurs du Travail et les syndicats ouvriers. Une intime collaboration le lia à Jaurès, son voisin de Passy, qui donnait tout son appui au gouvernement de défense républicaine. En 1900, Milhaud se vit confier la rubrique de politique étrangère à La Petite République. Lié à la vie des groupes qui allaient constituer le Parti socialiste français, il milita aussi aux côtés de René Viviani et d’Aristide Briand. Que de différences cependant entre ces hommes et lui ! Il les égalait au moins par une solide formation, il les surclassait par son sens des réalités économiques et, sa vie l’a prouvé, son réformisme était pur de toute ambition politicienne. Il se fondait sur une confiance absolue dans l’action démocratique. « On peut, dira-t-il plus tard, dans la démocratie, à toute minute, réaliser toute la part de progrès social que le peuple demande... » (Le Socialiste savoyard, 15 mai 1928). Le parti socialiste doit donc soutenir les efforts des partis démocratiques, pratiquer la « discipline républicaine », car « c’est la paix » qui en dépend, « c’est la laïcité [...], c’est le progrès social indéfini, sans bornes, à la mesure des aspirations populaires » (ibid.). L’attachement d’E. Milhaud à la démocratie ne lui en a pas masqué les faiblesses. Bien avant qu’il fût de mode de le souligner, il dénonça le mauvais fonctionnement du régime parlementaire aux prises avec les difficiles problèmes du monde contemporain. « Il marche mal, il est lent », déclara-t-il en 1928, et il pressa les parlementaires amis qui l’écoutaient de le réformer, d’en adapter les méthodes aux tâches croissantes de l’État pour en faire un « régime fécond, actif, rapide, fonctionnant au rythme des aspirations ardentes de la nation » (ibid.). Son réformisme ne lui faisait pas davantage perdre de vue l’idéal total du socialisme. Sa réalité future lui a toujours semblé inscrite dans la réalité présente. L’évolution du capitalisme conduit au socialisme, nécessairement, c’est le sens de La Marche au Socialisme publié en 1920. « Je ne pense pas, écrivit Milhaud en 1963, que les événements survenus depuis la publication de ce livre aient fourni des armes contre cette thèse » (cf. Souvenirs). Socialiste modéré, Edgard Milhaud n’était pas modérément socialiste. Il allait bientôt le montrer dans les tâches les plus obscures du militant.

En 1902, il se fixa à Genève, s’il est permis d’employer cette expression à propos d’une vie errante et mouvementée. Le 2 juillet, en qualité de professeur ordinaire, c’est-à-dire titulaire, il fut appelé à la chaire d’Économie politique de la Faculté des Lettres et Sciences sociales. Le 30 avril 1948, au terme d’une longue carrière, l’Université de Genève conféra l’honorariat à Edgard Milhaud. Non seulement son enseignement avait illustré la chaire qu’il détenait, mais, en personne, il contribua à lui conférer le prestige d’une autonomie plus grande en la détachant de la Faculté des Lettres pour la relier à une Faculté des Sciences économiques et sociales dont il dirigea les premiers pas. Le Grand Conseil créa cette sixième faculté de l’Université de Genève le 6 juin 1914 sur proposition de William Rosier, ancien titulaire de la chaire de Géographie humaine, devenu conseiller d’État. Edgard Milhaud fut le premier doyen de cette nouvelle Faculté inaugurée le 25 octobre 1915 et il le demeura jusqu’en 1918.

Professeur détaché à l’étranger, il abandonna la représentation, qu’il assurait depuis peu, de la fédération du Gard au comité interfédéral du PSF, mais il ne se mua pas en adhérent honoraire du mouvement socialiste. Il s’attacha, au contraire, à défricher, aux portes de Genève, un sol ingrat pour le socialisme. De nombreux Savoyards vivaient à Genève. Un groupe français d’Études sociales y existait. Edgard Milhaud y adhéra, lui insuffla une vie nouvelle et en fit un des parrains, le plus proche, du socialisme en Savoie, l’autre étant le lointain Comité républicain socialiste savoyard de Paris. Il s’engagea pour une quarantaine d’années dans l’action socialiste en Savoie. Nombre de localités, en Haute-Savoie surtout, eurent la révélation du socialisme par sa parole. La plupart des sections naquirent à son appel ou se réveillèrent à son passage, comme celle de Cluses qu’il ranima en 1905 à l’occasion de la commémoration des tragiques événements de 1904. Il paraissait à tous les congrès fédéraux et collaborait régulièrement à la presse socialiste locale. Dans une fédération d’abord squelettique, longtemps en proie aux maladies infantiles du socialisme, à l’esprit de secte, à l’instabilité qui naît de l’ignorance doctrinale et qui la portait du guesdisme à l’hervéisme, Edgard Milhaud fut un tuteur, un médiateur, un unificateur. C’est parce que tous se reconnaissaient en lui qu’on décida de l’envoyer au congrès d’Amsterdam (1904) où, écrit l’un de ses amis, « il nous représentera avec nos tendances moyennes, et, ajoute-t-il, nous ne voulons pas lui fixer autrement notre mandat » (F. Périllat, 24 juillet 1904).

Disciple de Jaurès, E. Milhaud appuya sa politique unitaire. En janvier 1905, il fut porté pour plus d’un an, et à un tournant de son histoire, au secrétariat de la Fédération socialiste des Deux-Savoies, adhérente du PSF. Son rapport au congrès d’Annecy (25 juin 1905) scella l’unité socialiste dans les deux départements savoyards. À la fin de l’année 1905, il mesurait le chemin parcouru. Aux dix groupes représentés au congrès d’unité et à celui de Cluses ranimé par lui peu après venait de s’ajouter celui de Sallanches, et un autre était en formation à Scionzier. Dans cette dernière commune, « comme à Cluses et à Annecy », ce sont des militants de syndicats qui sont les promoteurs, soulignait-il ; et il conclut : « L’unité ouvrière existe en Savoie ; notre mouvement est essentiellement prolétarien [...]. Nous avons franchi cinq cents cartes » (F. Périllat, 4 novembre 1905). En 1906, Edgard Milhaud abandonna le secrétariat fédéral, mais conserva jusqu’au 7 octobre 1908 la délégation au Conseil national de la SFIO.

Rentré dans le rang, il resta étroitement mêlé à la vie du socialisme savoyard, à sa propagande, à la vie de ses sections, à ses luttes électorales. Il le représenta à trois congrès nationaux. Du premier congrès du Parti socialiste unifié à Chalon (1905) où il ne put rester que deux jours, il revint quelque peu désenchanté, mais non découragé. « L’unité [...] ne me paraît pas encore assise sur des bases inébranlables, confia-t-il à un correspondant. Toutes sortes de raisons, poursuivit-il, font que le mouvement est orienté en ce moment, d’une façon très générale, dans le sens intransigeant et révolutionnaire, et, par la discipline des moins intransigeants, tout marche bien. Mais on a l’impression que si la majorité se déplaçait, une cassure serait bien probable. Nos amis de l’entourage de Jules Guesde* n’admettent aucune concession dans le sens des camarades de l’autre tendance ; cet état d’esprit est profondément regrettable, et je suis, pour cela, revenu un peu triste du congrès. » Mais il conclut sur une note d’espoir : « Espérons que le temps consolidera assez l’unité pour qu’elle puisse survivre aux inévitables fluctuations de la majorité, selon les événements... » Il avait défendu à Chalon, au nom de la fédération des Deux-Savoies, une motion qui, soutenue par la fédération du Tarn, mais combattue par Jaurès, fut rejetée. « Je crois, écrivit-il en résumant le sens de cette motion, que nous avons rempli un devoir en affirmant, devant un congrès entraîné impulsivement vers le tout ou rien, notre attachement ardent aux réformes immédiates... » (Correspondance avec F. Périllat, op. cit.)

Au congrès de Saint-Quentin (avril 1911), Ed. Milhaud préconisa le rachat par l’État de tous les réseaux de chemins de fer. La question, posée par une récente révocation de cheminots, était très controversée dans le Parti socialiste, et Milhaud avait participé aux débats dans l’Humanité. Sa proposition souleva une vive opposition de Jules Guesde qui en demande le renvoi pour étude devant les fédérations. Soutenue par Jaurès, elle fut soumise à la commission des résolutions où siégea Ed. Milhaud ; elle revint devant le congrès, rapportée par Jaurès, et fut adoptée comme un « mandat au groupe socialiste au Parlement de rechercher, d’accord avec la CAP, sous quelle forme, dans quelles conditions et par quels moyens peut être réalisée, dans l’intérêt des cheminots et du public, la reprise par la nation du monopole des transports inscrite au programme du Parti » (La France socialiste, p. 213).

À ce même congrès de Saint-Quentin, Ed. Milhaud, qui depuis trois ans combattait pour l’extension du secteur public, en défendit l’idée dans la discussion du rapport de la commission municipale. Aux monopoles capitalistes, suggéra-t-il, les élus socialistes doivent opposer les régies municipales comme « une amorce, un germe de la société future... » (ibid., p. 194). Soutenue par E. Poisson et Albert Thomas, combattue par Paul Constans, Paul Lafargue et Jules Guesde, la motion Milhaud, sur intervention de Vaillant, fut retenue comme directive d’action sinon comme affirmation doctrinale. À l’unanimité, le congrès affirma que « la libération totale du prolétariat n’est possible que par la conquête du pouvoir politique et par la transformation générale de la propriété capitaliste en propriété sociale ». Mais il concéda que c’est « par la municipalisation des travaux et services municipaux gérés avec la collaboration de la classe ouvrière » que les socialistes peuvent le mieux accroître « les garanties de bien-être et de liberté et les moyens de lutte du prolétariat » (ibid., p. 233). Au congrès de Brest (1913), Ed. Milhaud demanda qu’après un large débat, le Parti socialiste fixât son attitude sur le problème agraire.

Tout en prodiguant son enseignement, tout en se donnant à la vie d’une modeste fédération socialiste, Edgard Milhaud continua à militer sur les plans national et international. De cette action, au cours de longues années, quelques gestes se détachent. Du 23 au 30 septembre 1906, il suivit les débats du congrès de la social-démocratie allemande à Mannheim. Il souligna, dans l’Éclaireur savoyard du 14 octobre, l’importance du rapprochement qui s’y opéra avec les syndicats ouvriers pour résister à un éventuel coup de force contre le suffrage universel ou contre l’organisation syndicale par la grève politique des masses, euphémisme par lequel les socialistes d’Outre-Vosges désignaient une grève générale qu’ils ne concevaient que défensive et non offensive. La guerre même ne ralentit pas l’action d’E. Milhaud. Il assista, notamment, à Paris (4 mars 1917), au Conseil national de la SFIO auquel il soumit une résolution invitant le Bureau socialiste international à demander compte aux différents partis socialistes de leur action à la veille de la guerre, pendant la guerre et en vue d’une paix juste et de l’organisation de la communauté internationale. Le Conseil adopta sa motion à l’unanimité moins une voix et le délégua à la Conférence socialiste des pays alliés à Paris (15 mars 1917). Dans l’esprit où il menait ces deux activités de professeur et de militant, Edgard Milhaud lança en 1908 Les Annales de la Régie directe. Les formes d’économie collective se réduisaient alors à l’exploitation de quelques services économiques — transports, distribution d’électricité, crédit, etc. — par des collectivités, comme la commune, le département ou la province selon les pays, et l’État. Si insignifiant que fût ce secteur public, l’entreprise privée le guettait, le combattait par la presse et, à l’occasion, le disputait aux collectivités pour l’annexer à l’exploitation intéressée. C’est pour défendre l’entreprise publique qu’Ed. Milhaud lança les Annales, pour l’étudier sous ses formes diverses à travers le monde, pour la dégager de l’administration ordinaire jugée inapte à cette tâche, et l’orienter vers la régie directe, douée d’autonomie financière et administrative, sous gestion tripartite de représentants des producteurs, des consommateurs et de la collectivité publique. En 1925, enregistrant la transposition des problèmes dont elle débattait, la revue prit le titre d’Annales de l’Économie collective. Les années et une guerre terrible ont passé. Le système de la régie s’est étendu, tandis que proliféraient d’autres formes de gestion collective ou coopérative et que l’État multipliait ses interventions dans l’économie nationale et dans la vie des entreprises. En étendant leur champ d’action aux limites sans cesse élargies de leur objet, les Annales restèrent l’oeuvre d’Edgard Milhaud, professeur et socialiste : revue d’étude, mais aussi revue de combat et, au sens large, revue scientifique qui, selon la conception de son animateur, défend, dans la plus humble régie municipale, un embryon de la « cité future ».

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les organisations internationales qui s’installèrent à Genève offrirent maintes tâches aux compétences d’Ed. Milhaud et à son goût de l’action réalisatrice, sans d’ailleurs absorber toute son activité. Il mena à bien une des premières grandes entreprises du jeune Bureau International du Travail. Le 9 juin 1920, le conseil d’administration, réuni à Gênes, décida, à la demande d’un membre de la représentation patronale italienne, M. Pirelli, de mener dans différents pays du monde une enquête sur la production industrielle, dont l’objectif initial fut, à la demande du groupe ouvrier, étendu à l’ensemble des causes de la dépression économique. Ed. Milhaud, nommé directeur responsable de cette enquête, en assura la réalisation « durant quatre ans, avec un nombre infime de collaborateurs immédiats... » (A. Thomas, op. cit., p. 16). Pendant plusieurs mois de 1920 et de 1921 il parcourut la France, l’Allemagne, la Yougoslavie, la Bulgarie, la Turquie, la Roumanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Autriche, la Hongrie, le Danemark, la Suède et la Norvège, enregistrant les déclarations du monde de l’administration, de la finance et du travail, de l’industrie et du commerce. Cette vaste enquête préliminaire lui permit d’établir des questionnaires propres à cerner toute la conjoncture. De mai 1923 au début de septembre 1925, huit volumes rassemblèrent les réponses, statistiques, informations de vingt-neuf gouvernements, cent trente-huit organisations ouvrières, quarante-deux organisations patronales, trente-neuf coopératives et dix-neuf personnalités du monde politique et scientifique. À ces six mille huit cents pages in-8° enrichies de 1 394 tableaux et 868 diagrammes, Ed. Milhaud donna une postface, un neuvième volume, intitulée « Conclusions générales sur l’enquête sur la production. » Il y soulignait notamment que les mesures prises par chaque nation contre la crise s’annulent ou se contrecarrent le plus souvent, tout en contrariant les efforts tentés sur le plan international.

Cette tâche terminée, il assuma, de 1925 à 1933, la charge de directeur du département des recherches du BIT. En cette qualité, il compléta son Enquête par une étude consacrée aux conséquences de l’introduction de la journée de travail de huit heures. Au cours de ces années, il fut appelé à d’autres actions ou à des honneurs couronnant des activités passées. Depuis 1923, il siégeait au Comité d’honneur de l’Alliance coopérative internationale. En 1924, il devint membre du Haut Comité consultatif sur le Commerce et l’Industrie français. En 1926, il fut nommé maître de conférences à l’Académie de Droit international de La Haye. En 1926, la SDN le nomma pour trois ans président du tribunal mixte d’arbitrage belgo-luxembourgeois. En 1928, la France l’appela au Comité économique national où il siégea jusqu’en 1936.

Tout en soutenant la SDN dont il avait, dès le 25 octobre 1914, avancé l’idée et le nom, tout en collaborant occasionnellement à son oeuvre, Ed. Milhaud dénonça ses faiblesses et suggéra des modifications au Pacte propres à renforcer l’institution. Il proposa de la doter d’une force internationale, de donner aux sanctions un caractère automatique, d’en étendre l’application à la sauvegarde des droits individuels, de sortir de l’impasse de l’unanimité en changeant le mode de représentation. Outre sa voix comme représentant d’une entité nationale, chaque État aurait une délégation proportionnée à différents critères comme la population, l’importance du commerce extérieur, le niveau de ses dépenses pour l’instruction publique, etc. Au sein de chaque délégation nationale serait établie une représentation proportionnelle des partis selon la répartition de leurs sièges au sein du Parlement.

Comme la dépression passagère de 1920 au lendemain de la grande guerre, le prolongement de la crise de 1929 sollicita l’essentiel de l’activité d’Ed. Milhaud à la veille du deuxième conflit mondial. Il élabora un plan de restauration économique et, à partir de 1932, se consacra à sa défense. Il visait à surmonter la dépression économique et à amorcer une reprise du commerce international par l’utilisation générale de traites de compensation. Le plan Milhaud suspendait les paiements en or dont la difficulté ou l’impossibilité paralysait l’économie mondiale. Il fondait une institution habilitée à émettre des bons d’achat, moyennant consignation par le demandeur de la somme correspondante en monnaie nationale. Ces bons à durée de validité limitée, transmissibles, comme des lettres de change, de pays à pays, devaient dans le délai fixé, faire retour au pays émetteur où ils devaient être remboursés en monnaie nationale à l’organisme d’émission. Ce système de compensation n’était pas limité aux seules transactions commerciales, il s’étendait à toute forme de commerce invisible, ouverture de crédits, règlements financiers, etc. Le 9 octobre 1932, à son congrès de La Roche-sur-Foron, la fédération socialiste de la Haute-Savoie se rallia à ce plan et le soumit à la CAP et au groupe parlementaire socialiste. Quelques pays en adoptèrent le principe. Mais un monde qui préparait la guerre et où triomphaient le protectionnisme et l’autarcie resta sourd à cet appel. Le plan ne subit donc pas l’épreuve des faits. Toutefois, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe en détresse, sans aller jusqu’à la trêve de l’or, appliqua de façon limitée ces suggestions. À constater les effets de l’Union européenne des paiements, on peut supputer les résultats d’une mise en oeuvre systématique du plan Milhaud.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Ed. Milhaud s’attacha à faire connaître dans les pays de langues française et allemande le Plan Beveridge qui ouvrit la voie dans plusieurs d’entre eux à l’institution de la Sécurité sociale. La paix rétablie, il reprit son action en faveur de la vie municipale et de l’économie collective en liaison avec les efforts d’intégration internationale. En 1951, il convoqua une assemblée constituante du Conseil européen des municipalités qui enregistra au cours des cinq premières années de son existence l’adhésion de quarante-huit mille municipalités. En 1953, à Genève, il jeta les bases d’une Communauté européenne pour le crédit municipal. Mais surtout, dès 1947, étendant le rayonnement des Annales, il fonda, avec quelques amis suisses, le Comité international de recherches et d’information sur l’économie collective (CIRIEC). Il en fut le président d’honneur. Des sections nationales de ce Comité vivent dans les principaux pays d’Europe. Elles ont confronté les fruits de leurs travaux en des congrès internationaux bisannuels tenus à Genève (1953), à Liège (1955), à Paris (1957), à Belgrade (1959), à Vienne (1961), à Rome (1963).

Au CIRIEC comme dans ses Annales, Ed. Milhaud servit le mouvement coopératif dont il était un militant. Il appartenait depuis 1912 au Comité d’honneur de l’Alliance coopérative internationale (ACI) et, depuis l’unification du mouvement français cette même année, à l’Office technique de la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC). Il collabora à de nombreux périodiques de la coopération et il participa à maints congrès de la FNCC, notamment à Strasbourg (1920) où il fit adopter le oeu que l’ACI participe à la vie de la SDN, au congrès de Nancy (1925), et il se fit remarquer à la Semaine parlementaire de la coopération (mars-avril 1925) par un discours sur la coopération dans l’ordre international. En 1944, il célébra le centenaire des Pionniers de Rochdale par une conférence à La Chaux-de-Fonds (Suisse). En 1946, il rédigea le plan n° 15 des travaux des centres coopératifs de la Suisse sur le rôle de la coopération dans l’économie de demain. Il préfaça l’opuscule de Louis Maire sur la communauté des vendeurs de l’Union laitière de Genève.

Inaugurant, le 25 octobre 1915, la Faculté des Sciences économiques et sociales de l’Université de Genève dont il devenait le doyen, Edgard Milhaud déclara : « Notre Faculté vient au monde en une heure sombre parmi les plus sombres qu’ait traversées l’histoire. Motif de découragement ? Non ! Motif de nouveaux efforts, d’inlassable labeur. La civilisation paraît, certes, faire la plus frauduleuse des banqueroutes. Les progrès de la science, par un effroyable destin, décuplent l’étendue du désastre. Mais c’est que les progrès des sciences mathématiques et des sciences de la nature ne sauraient suffire à asseoir définitivement la civilisation. Comment serait-elle à l’abri des sursauts et des réveils de la barbarie ancienne aussi longtemps que les nations se dressent les unes en face des autres comme des puissances hostiles ?... » Et, après avoir rappelé son projet d’octobre 1914 de « constitution de la Société des Nations, avec son Parlement, son code, ses sanctions, sa force internationale », il exalta le rôle futur de la nouvelle Faculté en ces termes : « Puissent les sciences économiques et sociales, par leur travail méthodique et par leurs progrès, contribuer à faire servir de façon certaine au bien de l’humanité les incessants progrès de toutes les autres sciences ! » (A. Baeyens, op. cit., pp. 44-45). Ne semblait-il pas fixer lui-même le sens de son action sous ses multiples aspects, le sens du combat que fut sa vie ?

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article122310, notice MILHAUD Edgard par Justinien Raymond, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 28 décembre 2016.

Par Justinien Raymond

Edgar Milhaud
Edgar Milhaud
Cliché du CIRIEC

ŒUVRE : Milhaud a collaboré aux journaux suivants : Le Peuple, La Lanterne, La Petite République, L’Humanité, et aux organes successifs de la fédération socialiste de la Haute-Savoie et de la Savoie : L’Éclaireur savoyard, Le Travailleur savoyard, Le Socialiste savoyard.
_ Il a collaboré, en outre, à de nombreuses revues : La Revue socialiste, La Revue philosophique, La Revue de Paris, La Revue philanthropique, L’Européen, Le Courrier européen, La Revue germanique.
_ Les Annales constituent l’oeuvre la plus imposante d’Ed. Milhaud. Les deux séries peuvent être consultées à la Bibl. Nat. sous la cote 8°—R. 24 506 : Les Annales de la Régie directe, Genève, in-8°, 1908-1924 et Les Annales de l’Économie collective, Genève, in-8°, depuis 1925.
_ Publications. — Ouvrages. — Études : Les titres en sont énumérés dans les Seconds Mélanges d’Économie politique (pp. 49 à 53) offerts à Ed. Milhaud en 1960 et signalés dans la bibliographie ci-dessous.
_ À cette bibliographie, il convient d’ajouter, en ne retenant que les oeuvres intéressant directement le mouvement socialiste : Le Congrès socialiste de Stuttgart (préface de Jean Jaurès), Paris, 1899, La Tactique socialiste et les décisions des congrès internationaux, Paris, 1905, in-16, 232 p. et deux traductions : Kautsky Karl, La Question agraire, Paris 1900, Menger Anton, L’État socialiste, Paris 1904.

BIBLIOGRAPHIE : Mélanges d’Économie politique et sociale offerts à Edgard Milhaud, Paris, PUF, 1934, 340 p. — Seconds mélanges d’Économie politique et sociale offerts à Edgard Milhaud (thème : L’Économie collective), Liège, 1960, 300 p. — P. Lambert, La Doctrine coopérative, Bruxelles, s.d. (la pensée d’Ed. Milhaud, coopérateur tient une grande place dans cet ouvrage).
_ SOURCES : Hubert-Rouger, La France socialiste, passim et Les Fédérations socialistes III, pp. 417-419 et 555-569, passim. — Compte rendu sténographique des congrès socialistes et notamment du congrès de Saint-Quentin, 1911 (le discours d’E. Milhaud se trouve pp. 250 et ss). — Ch.-H. Barbier, Edgard Milhaud, Esquisse d’un portrait et d’un hommage in Seconds Mélanges cités ci-dessus (pp. 25-36). — André Baeyens, Aspects de la vie et de l’oeuvre d’Edgard Milhaud (ibid.), pp. 37-48. — Dipl. Ing. K. Prosbsting, Hommage au Professeur Edgard Milhaud, initiateur de la section autrichienne du Ciriec (ibid.) (pp. 55-57). — Albert Thomas, Edgard Milhaud et l’Enquête sur la production. Cet écrit, reproduit dans les premiers Mélanges (cf. ci-dessus pp. 15 à 24), est la préface d’Albert Thomas à l’édition polonaise des résultats de l’enquête. — Documents pour servir à l’histoire de l’Université de Genève, Genève, 1959, p. 193. — Francis Périllat, Correspondance : du 4 janvier 1905 au 21 mars 1911 figurent vingt-neuf lettres d’Ed. Milhaud. — Jean Gaumont, Le Coopérateur de France, 4 avril 1953. —
Souvenirs personnels manuscrits d’E. Milhaud depuis 1928 et correspondance de 1957 à 1963 avec l’auteur de cette biographie.

ICONOGRAPHIE : Photographie in Les Fédérations socialistes II, op. cit., p. 556.

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