Par Michel Dreyfus, Claude Pennetier
Né le 1er janvier 1922 à Suarce (Territoire de Belfort), mort le 19 septembre 2014 à Valdoie (Territoire-de-Belfort) ; ouvrier imprimeur ; militant socialiste et syndicaliste CGT du Territoire de Belfort avant 1940, puis FO, secrétaire général de la CGT-Force ouvrière de 1963 à 1989.
André Bergeron naquit d’un père employé aux chemins de fer de l’Est à Langres (Haute-Marne) de 1922 à 1928, puis sous-chef lampiste à la gare de Belfort. André Bergeron ne dut pas son engagement social à l’influence directe de son père, qui n’était pas syndiqué et encore moins politisé ; il votait cependant à gauche, « là ou il y a le plus de liberté », disait-il. Originaire d’une famille rurale de l’Ardèche, il restait un protestant convaincu, membre d’une secte, les Darbistes, qui se réunissait tous les dimanches pour lire la Bible. Dans ses récits autobiographiques, André Bergeron affirma avoir été gagné aux idées laïques et sociales par l’école : « Je suis laïc, absolument, au sens plein et noble du terme » ; il évoqua également avec chaleur son instituteur, Jules Heidet, « gueule cassée de la guerre de 14-18 ». Reçu au certificat d’études primaires avec la mention « Assez bien », il fréquenta un an et demi l’École pratique du faubourg des Vosges puis en avril 1936, à quatorze ans, il entra en apprentissage à la Société générale d’imprimerie, au quartier du Fourneau à Belfort.
Dans les deux mois qui suivirent, « le gosse », comme l’appelaient amicalement des collègues de travail, adhéra aux Jeunesses socialistes et à la CGT. Il participa à sa première grève en juin 1936 ; il fréquentait alors assidûment la nouvelle Bourse du travail et en particulier sa bibliothèque. En 1939, trois ans après son entrée en apprentissage, la Société générale d’imprimerie ferma ses portes. André Bergeron entra alors aux PTT comme facteur auxiliaire. Devant l’avance allemande en mai-juin 1940, il partit en vélo à Montélimar (Drôme) où il avait de la famille. Il écrivit ultérieurement dans Ma route et mes combats (p. 18) : « J’y demeurai jusqu’au début 41, je crois. Si j’y étais resté, je n’aurais pu éviter les chantiers de jeunesse et je suis revenu vers Belfort qui était zone interdite à l’époque. J’ai passé la ligne de démarcation à Arbois où je me suis fait ramasser pour le STO. Je suis resté trente mois entre Vienne et Wienerneustadt ».
De retour à Belfort, André Bergeron fut influencé par Alfred Tschann, ancien militant communiste de Stains (Seine) devenu responsable du mouvement syndical à Belfort pendant la Seconde Guerre mondiale. Il apprit ainsi l’histoire du Parti communiste, des organisations syndicales puis il vécut les premiers affrontements avec les communistes décidés à exclure Alfred Tschann de la CGT. Devenu secrétaire du syndicat local des typographes en 1946-1947, André Bergeron assura bientôt le secrétariat du groupe des Amis de Force ouvrière du Territoire de Belfort, organisé « pour lutter contre les tentatives de politisation des communistes ». En décembre 1947, la majorité de l’Union des syndicats passa à la CGT-Force ouvrière, en voie de constitution. Alfred Tschann proposa à André Bergeron un poste de permanent syndical du Territoire de Belfort en avril 1948. Après quelques réserves, André Bergeron accepta dans ces termes : « J’étais un peu gauchiste à l’époque et j’avais des principes, par exemple de ne pas demeurer trop longtemps permanent pour ne pas devenir un ’fonctionnaire syndical’. J’avais répondu à Tschann : ’Je veux bien être permanent mais pas plus d’une année’. Il m’avait regardé en riant puis m’avait dit : ’On verra bien au bout de l’année. Je sais que tu resteras ’. Ce qui est arrivé ». (Ma route, op. cit. p. 21)
En 1948, lorsque la CGT-Force ouvrière fit ses premiers pas, elle fut aidée financièrement par les syndicats américains de l’American Federation of Labor (AFL). André Bergeron raconte le soutient qu’il reçut pendant sa période belfortaise : « Tout ça, ça faisait des sous. Les Américains m’en ont aussi donné pour me permettre de sortir mes canards. Irving Brown, dont j’avais fait connaissance entre-temps, était venu me voir à Belfort en tant que président de l’AFL-CIO en Europe. On est d’ailleurs demeuré amis jusqu’à sa mort. » (Gérer et comprendre, mars 2006, p. 7). L’AFL-CIO contribua aussi à financer dix-huit permanents. Robert Bothereau* choisit André Bergeron pour être l’un d’eux. André Bergeron fut affecté à la propagande ainsi qu’à diverses tâches d’organisation à Belfort. Il publiait le journal de l’UD-FO à Belfort syndicaliste puis Belfort Montbéliard, ainsi que Le Lien fraternel, feuille des groupes socialistes d’entreprise. Jean-Paul David de Paix et Liberté lui envoyait ses grandes affiches anticommunistes qu’il collait à Belfort. Il milita également à la Fédération FO du Livre qu’il avait contribué à constituer et accéda à la commission exécutive de la Fédération graphique internationale du livre. Toutefois, la Fédération CGT-FO du Livre n’arriva guère à percer face à sa rivale CGT qui continuait de bénéficier du monopole de l’embauche. Mais André Bergeron sut se faire apprécier par ses qualités et notamment son efficacité ainsi que son sens de l’organisation. Aussi, il fut promu à la direction confédérale dès 1950 et six ans plus tard il intégra le bureau confédéral dans des « circonstances particulières et peu orthodoxes », selon ses propres termes. En effet, et toujours selon son témoignage, « Robert Bothereau avait voulu rééquilibrer le bureau entre ceux qui étaient catalogués « Algérie française » et ceux qui, comme lui, considéraient l’indépendance (de l’Algérie) inéluctable à plus ou moins long terme ». Lors d’une réunion du Comité confédéral tenue à Amiens en 1956, Robert Bothereau* avait déclaré dans son exposé introductif « qu’aucune solution ne devait être écartée a priori pas même celle de l’indépendance de l’Algérie », ce qui avait provoqué un beau tollé. Faut-il suivre André Bergeron qui, rendant compte de cet épisode, en conclut que « Robert Bothereau s’était bel et bien prononcé en faveur de l’indépendance de l’Algérie » ? La question fut à nouveau posée au Ve congrès de la CGT-Force ouvrière où André Bergeron défendit à nouveau cette position mais fût mis en minorité par 2 225 voix contre 9 522 sur une motion « qui, sans préconiser l’abandon, ’condamnait l’intégration et demandait que tout fut mis en œuvre pour obtenir rapidement un cessez le feu’ ». Après la signature du Traité de Rome, le 26 mars 1957, il siégea au Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, de Jean Monnet et resta durablement un fervent européen. Il fut le négociateur FO de la mise en place de l’assurance chômage créée le 31 décembre 1958.
André Bergeron sut faire le consensus au bureau fédéral, ce qui explique qu’il succéda à Robert Bothereau lorsque celui-ci abandonna ses fonctions en 1963. Le nouveau secrétaire accéda également à cette date à la vice-présidence de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL). Devenu le principal responsable de la CGT-FO, André Bergeron poursuivit l’action de son prédécesseur tout en l’infléchissant vers une politique davantage contractuelle. Il n’en maintint pas moins une certaine tradition en refusant la « modernisation » à laquelle certaines fédérations furent alors tentées de procéder dans cette décennie 1960. Tout en étant lui-même membre de la SFIO, André Bergeron poursuivit également l’orientation défendue par Robert Bothereau vers une prise de distance croissante de la centrale avec les socialistes à l’heure où, en 1965 et plus encore à partir de 1972, la bipolarisation de la vie politique les conduisait à se rapprocher du PCF. André Bergeron fut foncièrement hostile à ce rapprochement et n’hésita pas à le faire savoir. Le secrétaire général de FO qui avait été reçu une vingtaine de fois par le Général de Gaulle et avait su créer avec lui un dialogue personnel, s’opposa en 1969 au projet du général de Gaulle en faveur d’un Sénat nouveau et de Conseils régionaux. Comme on le sait, le référendum organisé sur cette question vit la victoire du « Non » et le départ immédiat du général de Gaulle en avril 1969. Lors du congrès confédéral tenu en mars André Bergeron, après en avoir discuté avec Robert Bothereau, avait demandé publiquement aux congressistes de la CGT-Force ouvrière de « prendre nettement position en faveur du « Non ». Ils m’ont suivi à près de 90 % des mandats pour certains non sans hésitations ».
Chef de file du syndicalisme réformiste, le secrétaire général de FO s’en tint à une conception classique du mouvement syndical, « lieu de rassemblement des femmes et des hommes qui librement, prennent conscience de la nécessité de défendre ensemble leurs intérêts matériels et moraux ». Aussi, tout en acceptant une participation croissante de son organisation aux structures de concertation mises en place par l’État, il refusa toujours de dépasser la frontière conduisant à des prises de position politiques. Il condamna également l’illusion de l’association du capital et du travail : en avril 1966, lors du IXe congrès de la CGT-FO, il affirma que « la lutte des classes, elle existera longtemps encore et c’est là mon opinion personnelle, elle existera sans doute toujours » (Paris, 12-16 avril 1966) ; cette phrase rapportée par Études sociales et syndicales ne figure pas toutefois dans le compte rendu sténographique du congrès. Dans un ouvrage autobiographique, tout en rappelant qu’il n’était « pas marxiste », il précisa également qu’il ne croyait pas non plus à la perspective d’une société idéale « sans classes », tout en redoutant le comportement répressif de la « nouvelle classe » dirigeante des sociétés se disant socialistes. Il rappelait encore que le « syndicalisme est un des rouages essentiels de la société démocratique. Il en est d’une certaine manière le garant. Son indépendance à l’égard des partis et de l’État est donc une nécessité absolue » (Ma route, p. 177-180)
André Bergeron fut un ardent défenseur de la politique contractuelle et du paritarisme qu’il défendit, notamment au sein de l’Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC) qu’il présida d’ailleurs à partir de 1975. Sous sa direction, la CGT-FO joua également un rôle de premier plan dans la gestion paritaire, avec le patronat, des Caisses primaires de la Sécurité sociale à partir de la réforme Jeanneney (août 1967). André Bergeron fut en quelque sorte l’incarnation personnelle de cette politique contractuelle. Il excellait dans ce rôle qui lui plaisait et ne faisait pas mystère de ses bonnes relations avec le patronat qu’il justifia d’ailleurs dans ces termes dans une interview donnée en 1982 : « Ce n’est pas rien d’avoir ensemble bâti l’indemnisation du chômage, les retraites complémentaires, renforcé les garanties en cas de licenciements, allongé les congés payés. Je crois à la négociation perpétuelle, aux petites améliorations grignotées chaque jour » (interview citée par Dominique Andolfatto, op. cit.). Son orientation était popularisée dans la formule du « grain à moudre » qu’il aimait décliner sous diverses formes au sortir des palais de l’Elysée ou de Matignon, à l’issue de ses entrevues avec le président de la République ou le premier ministre.
Selon ses mémoires et son témoignage publié dans La naissance de Force ouvrière..., André Bergeron aurait été sollicité par Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing ainsi que par le Parti socialiste pour entrer au gouvernement. En 1981, il fit une déclaration publique dans laquelle il regrettait que François Mitterrand ait fait entrer des communistes au gouvernement. Toutefois, il se refusa toujours d’intervenir directement sur le plan politique et privilégia jusqu’au bout son indépendance comme celle de son organisation.
En 1989, il quitta ses fonctions sans avoir réglé sa succession, ce qui provoqua une âpre lutte entre deux prétendants, Marc Blondel et Jean-Claude Pitous. En définitive, ce fut Marc Blondel qui l’emporta et qui, dans un contexte où il y avait beaucoup moins « de grain à moudre », devait imprimer à la CGT-Force ouvrière une orientation bien plus combative qui ne fut guère appréciée par André Bergeron, comme il l’expliqua d’ailleurs dans son dernier ouvrage publié en 1996.
À propos des décorations, il écrivit : « Je suis grand pourvoyeur de la Légion d’honneur, je fais le lien avec les élus, pas pour moi, parce que moi, je suis hostile à ça, je ne veux aucune distinction de quelque nature que ce soit [...] Mais enfin, dans le hall de l’AFL-CIO, j’ai une plaque comme combattant de la Liberté, avec le Pape, Walesa, etc. C’est la seule à laquelle je tienne. » (Gérer et comprendre, mars 2006, p. 14).
Par Michel Dreyfus, Claude Pennetier
ŒUVRE : Force ouvrière, Paris, EPI, 1971, 109 p. — Lettre ouverte à un syndiqué, Albin Michel, 1975, 153 p. — Ma route et mes combats, Ramsay, 1976, 229 p. — Quinze cents jours (juin 80-mai 84), Flammarion, 206 p. — C’est ainsi, Paris, PUF, 1999, 480 p. — Mémoires, Éd. du Rocher, 2002, 200 p. — Gérer et comprendre
SOURCES : Notice DBMOF par Jean Maitron et Claude Pennetier. — Jean-Louis Validire, André Bergeron, une force ouvrière, Plon, 1984. — André Bergeron, « Robert Bothereau : un homme droit et rigoureux », in La naissance de Force ouvrière. Autour de Robert Bothereau, sous la direction de Michel Dreyfus, Gérard Gautron, et Jean-Louis Robert, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 261-267. — Dominique Andolfatto (dir.), Les syndicats en France, La Documentation française, 2004, notamment p. 30. — « Dialogue avec un homme de conviction », entretien avec André Bergeron, Gérer et comprendre, mars 2006, n° 83. — Entretien et dossier communiqué par André Bergeron. — Ouvrages d’André Bergeron présentés dans la rubrique Œuvre. — Karel Yon, André Bergeron, incarnation du compromis institutionnel, site Académia.