Par Guillaume Davranche
Né le 16 avril 1854 à Tarbes (Hautes-Pyrénées), mort le 1er novembre 1919 à Combs-la-ville (Seine-et-Oise) ; écrivain ; sympathisant libertaire.
Dans la biographie monumentale qu’il lui a consacré, Gilles Picq a estimé que la provocation était, chez Laurent Tailhade, « considérée comme un art de vivre ». De fait, on a surtout retenu, de la carrière de ce poète, son appétit insatiable pour la polémique. Bretteur dans l’âme, aussi vindicatif que versatile, Tailhade cédait volontiers aux délices de la philippique, de l’attaque ad hominem, de la rupture spectaculaire avec l’ami de la veille, et du duel à l’épée ou au pistolet, si prisé dans les milieux journalistiques du XIXe siècle. Dans sa Jungle politique et littéraire, Victor Méric se souvenait d’un « grand poète “aristophanesque”, dont on redouta, si longtemps, l’humeur belliqueuse et la plume mordante ». Quant à l’écrivain Pascal Pia qui, jeune, l’avait connu, il écrivit : « Une rime heureuse pouvait, chez lui, déterminer tout un massacre... Il y avait en Tailhade un rhéteur qui s’enivrait de sa faconde. » Ennemi du conformisme bourgeois, sympathique aux persécutés, il fut un compagnon de route de l’anarchisme de 1891 environ à 1905, date à laquelle il le répudia comme il l’avait soutenu : avec fracas.
Issu d’une famille de magistrats pieux et conservateurs, marié à l’âge de 25 ans, le jeune Laurent Tailhade mena tout d’abord une existence sans histoire à Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), où il vécut avec son épouse de 1879 à 1883. Sympathisant monarchiste, défenseur de l’Eglise catholique, pilier du casino local, il s’adonnait également à la poésie, et publia des vers d’inspiration parnassienne.
Après la mort de sa femme, en janvier 1883, il s’installa à Paris, où s’ouvrirent à lui de nouveaux horizons. Il fréquenta alors le cabaret du Chat noir, et fraya avec la bohème littéraire et anticonformiste de Montmartre.
Son père, mécontent, lui coupa les vivres et l’obligea à rentrer à Bagnères-de-Bigorre au début de 1886, pour le soumettre à un mariage arrangé. Ce devait être un désastre, Tailhade étant devenu farouchement anticlérical et subversif. Séparé de sa nouvelle épouse — le divorce serait prononcé en 1891 —, initié à la franc-maçonnerie en 1887, il se réinstalla à Paris l’année suivante, et devint une des figures de la poésie symboliste et décadente.
À cette époque, une partie de la bohème littéraire parisienne naviguait volontiers dans les eaux de l’anarchisme, par esprit de révolte contre l’ordre social. Des gens aussi divers que Bernard Lazare, Octave Mirbeau*, Pierre Quillard*, Félix Fénéon*, Jean Ajalbert*, Rémy de Gourmont, Paul Adam, Adolphe Retté, Léon Deschamps ou Francis Viélé-Griffin ont à l’époque écrit des articles sympathiques à l’anarchisme — ou à ce qu’ils croyaient être l’anarchisme — dans des revues comme La Plume,LeMercure de France, Les Entretiens politiques et littéraires, La Revue blanche et L’En-dehors.
En 1891, Laurent Tailhade accéda à la notoriété en publiant Au pays du mufle, un recueil de ses ballades les plus antibourgeoises publiées dans le Mercure de France. À l’époque, il collaborait également à La Plume et à L’Ermitage. La revue Les Hommes d’aujourd’hui publia son portrait à la une. C’est sans doute à cette époque qu’il devint morphinomane et bisexuel, la nature de sa relation avec Edward Sansot, rencontré en 1892, ne faisant aucun doute.
Le 10 novembre 1893, la conférence provocatrice qu’il prononça sur la pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, fit scandale, mais reçut l’appui des artistes d’avant-garde : Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Maurice Barrès, José-Maria de Heredia, Saint-Pol Roux, Rachilde, Paul Gauguin, Henry de Groux, Maurice Denis, Roger Marx ou encore Francis Vielé-Griffin.
Le 9 décembre, il participait au banquet de La Plume quand un reporter du Journal vint recueillir les réactions de l’assistance sur l’attentat anarchiste à l’Assemblée nationale (voir Auguste Vaillant). Deux convives se singularisèrent par leur approbation : l’anarchiste Pol Martinet* et Laurent Tailhade. Mais seule la réponse du second fit scandale : « Qu’importent les victimes, si le geste est beau ! Qu’importe la mort de vagues humanités, si par elle s’affirme l’individu ! » La presse s’indigna, et ne l’oublia pas quand, cinq mois plus tard, il fut à son tour victime d’une bombe qualifiée d’anarchiste.
Le 4 avril 1894, alors qu’il était attablé au restaurant Foyot avec sa compagne Julia Miahle, quelqu’un plaça une bombe sur le rebord de la fenêtre, dans son dos. Tailhade fut grièvement blessé — il devait perdre un œil — et hospitalisé six semaines.
Plusieurs thèses ont couru sur l’attentat Foyot, dont l’auteur n’a jamais été identifié. La première est celle d’un attentat anarchiste raté — visant le Sénat, le porteur de la bombe aurait été contraint de s’en débarrasser sur le premier rebord de fenêtre venu. On soupçonna Félix Fénéon, Louis Matha ou encore Paul Delesalle. Sans suite. Une deuxième thèse, lancée par le quotidien monarchiste Le Gaulois, fut que Tailhade avait lui-même commandité l’attentat pour se faire de la publicité. La police abandonna rapidement cette piste fantaisiste. Une troisième thèse, avancée par Le Matin, portait sur la vengeance d’une femme bafouée — Gisèle d’Estoc — mais celle-ci était alors à Nice, mourante. Une quatrième thèse était celle d’une provocation policière, voire d’une machination des services secrets russes, piste évoquée par Philippe Oriol. Une cinquième thèse, enfin, lancée dans le New York Herald par un journaliste vraisemblablement français, penchait pour le crime passionnel commis par un amant éconduit de Julia Miahle.
La presse, persuadée qu’il s’agissait d’un attentat anarchiste, se gaussa de l’« arroseur arrosé » et L’Écho de Paris salua la « bombe intelligente ». Tailhade répliqua vertement et, dans Le Journal du 27 avril 1894, confirma toute la sympathie qu’il avait pour l’anarchie et pour la propagande par le fait. À peine sorti de l’hôpital, il voulut en découdre et provoqua en duel plusieurs journalistes qui l’avaient insulté.
En 1895, il entra à la rédaction de L’Écho de Paris, où travaillait également Bernard Lazare. Il y dénonça l’antisémitisme des milieux étudiants, ce qui lui valut, le 29 juin, un duel à l’épée avec un journaliste de L’Antijuif qui lui estropia la main.
En 1896, Laurent Tailhade donna des articles à La Revue blanche dirigée par Fénéon, et à La Renaissance, le quotidien anarchiste individualiste et littéraire de Pol Martinet, puis devint un collaborateur assez régulier du Libertaire de Sébastien Faure. En février 1897, il quitta L’Écho de Paris, devenu antidreyfusard, et entra à L’Aurore et aux Droits de l’homme. Ses attaques contre les antisémites et l’Église redoublèrent, et il enchaîna les duels. Le 17 octobre 1898, son ancien ami Maurice Barrès, devenu un des chantres de l’antidreyfusisme, le blessa au bras. En 1899, il collabora à LaPetite République et au Journal du peuple, quotidien de l’extrême gauche dreyfusarde dirigé par Sébastien Faure. Dans A travers les groins (1899) puis Imbéciles et gredins (1900), il fit une satire féroce des milieux cléricaux et militaires.
En 1900, Laurent Tailhade était une des plumes les plus acerbes du Libertaire, mais il ne fréquentait guère la rédaction du journal désormais animé par Matha. Il recevait en revanche souvent la visite de deux de ses jeunes rédacteurs admiratifs, Fernand Desprès* et Miguel Almereyda. Il devait aider ce dernier quand il fut incarcéré, en 1901.
A l’occasion de la venue du tsar Nicolas II en France, Tailhade vilipenda la IIIe République et les intellectuels aux ordres qui chantaient les louanges du « tsar rouge ». Son article « Le triomphe de la domesticité », dans Le Libertaire du 15 septembre 1901, lui valut d’être inculpé pour appel au meurtre. Il comparut le 10 octobre 1901 devant la 9e chambre du tribunal correctionnel avec le gérant du Libertaire, Louis Grandidier. Parmi les témoins cités par la défense figuraient Georges Yvetot, Liard-Courtois*, Jean Grave et Émile Zola. Octave Mirbeau, Anatole France et Sébastien Faure écrivirent des lettres de soutien, lues à l’audience. Au terme des débats, Tailhade fut condamné à un an de prison et à 1 000 francs d’amende ; Grandidier à six mois et 100 francs.
Cet emprisonnement provoqua, dans les milieux politiques et littéraires avancés, une campagne pour la libération de Tailhade, mais il fut aussi l’occasion de sa rupture avec Le Libertaire. Un jeune chroniqueur de l’hebdomadaire avait en effet déploré les violences de langage qui mènent inutilement en prison. Tailhade expédia à Matha une lettre épicée dans laquelle il s’indignait : « Monsieur, vous m’avez fait insulter par un insecte tombé de votre belle barbe. » Et de mettre fin sur le champ à sa collaboration.
« Tailhade, enfin libéré, prit à peine le temps d’un peu de repos et se jeta, avec une ardeur nouvelle, dans la bagarre, devait raconter Victor Méric. Il fut alors de toutes les réunions et manifestations d’avant-garde. On entendait, trois ou quatre fois par semaine, au fond des quartiers populaires, dans les salles de meeting, retentir sa voix claironnante où roulaient tous les cailloux de son pays. Ses attitudes, ses gestes larges et, parfois, comme bénisseurs, la façon dont il assénait sur le front des auditeurs, ses périodes les plus magnifiques et ses traits les plus empoisonnés, soulevaient les foules ivres de passion. »
Signant désormais dans les quotidiens anticléricaux L’Aurore et L’Action, ainsi que dans L’Assiette au beurre, Laurent Tailhade était haï des conservateurs et adulé par la jeunesse avancée. La chute de sa Ballade Solness notamment, publiée en 1902, marqua les esprits : « Frappe nos cœurs en allés en lambeaux / Anarchie ! Ô porteuse de flambeaux ! / Chasse la nuit ! écrase la vermine ! / Et dresse au ciel, fût-ce avec nos tombeaux, / La claire Tour qui sur les flots domine ! » En 1952, dans Le Libertaire, André Breton devait citer ce poème comme source d’inspiration primordiale des surréalistes.
Après la fondation de l’Association internationale antimilitariste (AIA), en juin 1904 à Amsterdam, Tailhade fut nommé membre du comité directeur pour la France, aux côtés de Miguel Almereyda et de Georges Yvetot. Un titre purement honorifique, puisqu’il n’assista jamais aux réunions et ne prit part à aucune décision.
À cette époque cependant, quelques critiques d’extrême gauche commencèrent à s’élever contre le personnage. Dans Prostitués, en 1904, Han Ryner reprocha au « prétendu anarchiste » sa morgue aristocratique, son plaisir à salir et son engagement superficiel, préférant le bon mot à la véritable lutte des idées.
Par la suite, Tailhade ne fit pas mentir la critique. Quand, en 1905, Francis Jourdain*, qui préparait le numéro unique d’un journal, La Rue, pour célébrer la Révolution russe, commanda un article à l’auteur du « Triomphe de la domesticité », Tailhade accepta, mais lui expédia... un pamphlet contre son ennemi intime, le poète Jehan Rictus.
En août et en septembre 1905, caché derrière le pseudonyme Azède, il vendit au Figaro des articles railleurs sur le congrès de la Libre-Pensée, auquel il participait. Mais ce fut l’affaire de l’« affiche rouge » qui provoqua sa rupture publique avec l’extrême gauche. En octobre 1905, l’AIA mit son nom parmi les signataires d’une affiche antimilitariste qui devait provoquer un procès retentissant (voir Roger Sadrin). L’utilisation de son nom sans son consentement mit Tailhade hors de lui, et il démissionna publiquement de l’AIA le 8 octobre. Le Rappel du 13 octobre publia son courrier où, au passage, il disait regretter son article « Le triomphe de la domesticité ». Almereyda et Yvetot lui répliquèrent par une lettre ouverte publiée dans L’Aurore du 11 octobre et dans Le Libertaire du 15 octobre 1905.
Trois mois plus tard, Laurent Tailhade, poussé par son ami réactionnaire Aristide Bruant, passa à l’ennemi. Le Gaulois du 24 janvier 1906 publia une lettre de contrition où il déclarait rompre avec les anarchistes. « Je me suis autrefois paré du nom d’anarchiste. Hélas ! quand on a déduit les névropathes, les déments et les cambrioleurs de l’anarchie, il reste, à part Élisée Reclus, qui est mort, et moi-même, qui m’en vas, un effectif si restreint qu’on ne le peut envisager sérieusement. » Il récidiva avec une lettre du même type dans le quotidien antisémite La Libre Parole du 29 janvier. Avec ce reniement, Tailhade espérait obtenir une place au Gaulois. Ce fut en vain. Il ne vendit qu’une poignée d’articles au quotidien monarchiste, dont un particulièrement réactionnaire, contre la CGT.
Laurent Tailhade devait regretter amèrement sa trahison de 1906, qui finalement ne lui apporta rien, hormis une mise à l’index des milieux révolutionnaires. Il se consacra alors essentiellement à la littérature, et son ton s’adoucit à l’égard de ses anciens amis. Son article « Dans les guignols de l’anarchie », paru dans le numéro du 26 octobre 1907 de l’hebdomadaire satirique Je dis tout, les rudoyait tout en rendant hommage à Sébastien Faure, à Almereyda et à Yvetot. En revanche, il y dénigrait Victor Méric et Francis Jourdain. À la même époque, il prit la défense de Matha, victime d’une machination policière. Dans Je dis tout encore, il attaqua férocement, en 1909, les antisémites de L’Œuvre. Cela lui valut, en novembre, de se battre en duel avec Gustave Téry, puis avec Urbain Gohier.
En 1910, alors que l’hebdomadaire Les Hommes du jour préparait un portrait de Tailhade, ce dernier essaya de renouer le contact avec Victor Méric, un des responsables de la revue. De fait, le numéro des Hommes du jour du 17 septembre 1910, qui lui fut consacré, amorçait une timide réhabilitation du « traître ».
En août 1914, le premier mouvement de Laurent Tailhade fut patriote, et il se porta volontaire pour être engagé ce qui, vu son âge, était exclu. Vers la fin de la guerre, il se rallia cependant au pacifisme et salua la Révolution russe dans le journal La Vérité. En 1919, Victor Méric et Eugène Merle l’approchèrent pour une collaboration au Merle blanc. Il accepta mais n’eut pas le temps d’y écrire. Le poète, épuisé par des congestions pulmonaires à répétition, s’éteignit en effet le 1er novembre à Combs-la-Ville.
Une souscription, en grande partie alimentée par Sacha Guitry, permit de le faire extraire de la fosse commune pour lui donner une sépulture au cimetière Montparnasse, à Paris. Parmi la foule assistant aux obsèques, le 20 février 1921, on pouvait apercevoir Jean Grave et Émile Pouget.
Par Guillaume Davranche
ŒUVRE : Parmi les ouvrages reflétant l’engagement politique de Laurent Tailhade, il faut citer : Au pays du mufle, Léon Vanier, 1891 — A travers les groins, Stock, 1899 — Imbéciles et Gredins, La Maison d’art, 1900 — L’Ennemi duPeuple, conférence suivie de la Ballade Solness, Société libre d’édition des gens de lettres, Paris, 1900 — La Touffe de sauge, éditions de la Plume, 1901 — Discours civiques, Stock, 1902 — Poèmes aristophanesques, Le Mercure de France, 1904 — Lettres familières, Librairie de la Raison, 1904.
SOURCES : Victor Méric, À travers la jungle politique et littéraire, Valois, 1931 — Carrefour du 14 avril 1954 — Francis Jourdain, Sans remord ni rancune, Corrêa, 1954 — Philippe Oriol, À propos de l’attentat Foyot : quelques questions et quelques tentatives de réponses..., Fourneau, 1993 — Gilles Picq, Laurent Tailhade, de la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve & Larose, 2001 — Les commérages de Tybalt, blog dédié à Laurent Tailhade animé par Gilles Picq.