VOREUX Jean-Pierre

Par Nathalie Viet-Depaule

Né le 6 mars 1921 à Roubaix (Nord), mort le 22 juillet 2003 à Pau (Pyrénées-Atlantiques) ; dominicain, prêtre-marin (1953-1959), formateur (1959-1968), professeur d’informatique en Algérie (1968-1984), informaticien à l’hôpital Mustapha d’Alger (1984-2002) ; résistant ; militant CGT.

Fils de Maurice Voreux, directeur du négoce de laines A. Voreux-Cau fondé par son grand-père et de renommée internationale, et d’Antoinette née Valentin, issue elle aussi du milieu industriel du Nord de la France, Jean-Pierre Voreux avait une sœur aînée et deux sœurs plus jeunes. Sa famille, catholique, exigeante intellectuellement, fréquentait plusieurs dominicains du couvent de Kain, en Belgique, dont Marie-Dominique Chenu. Il fit sa scolarité d’abord dans une école Montessori, puis au collège Notre-Dame des Victoires jusqu’au baccalauréat qu’il obtint en 1938. Il ne s’engagea ni dans l’Action catholique ni dans le scoutisme, mouvements que son père désapprouvait et auxquels lui-même ne désirait pas adhérer. Décidé à ne pas travailler avec son père dont l’autoritarisme lui pesait, il prépara le concours d’entrée à l’École navale, mais dut y renoncer pour daltonisme. Déçu, il intégra une classe préparatoire dans la perspective de se présenter au concours de « l’Agro », mais il abandonna cette voie au bout de trois semaines et décida d’aller en Allemagne. Arrivé à Berlin le 9 novembre 1938, témoin de la fameuse « nuit de cristal », il vit le grand déploiement des manifestations du mouvement nazi. Pendant les mois qu’il passa dans cette ville pour parfaire sa connaissance de l’allemand à l’Institut für Ausländer (Institut pour étrangers), il mesura l’horreur des persécutions nazies et apprit l’existence des camps de concentration. Pour ne pas risquer de se retrouver en Allemagne dans une situation de guerre, Jean-Pierre Voreux poursuivit, à partir du milieu de 1938, des études de langue en Suisse alémanique. Revenu en France à l’été 1939, il s’inscrivit à l’Institut catholique de Lille pour y commencer des études de droit.

Vers la fin du mois de mai 1940, lorsque les troupes allemandes pénétrèrent à l’intérieur du territoire français, ses parents pour éviter de se trouver au milieu de la bataille, quittèrent le Nord, pour s’installer à Paris, après un court intermède provincial, à Mazamet. Ils y demeurèrent pendant toute la période d’occupation, durant laquelle la région du Nord resta « zone interdite » bien que son père, ayant accepté le poste de président de l’Office des textiles du Nord sous contrôle des autorités allemandes, y résidât souvent. À l’automne 1940, Jean-Pierre Voreux entra à l’École des Sciences politiques et poursuivit ses études de droit (automne 1940-1943). Pendant ses périodes de loisirs, il encadrait des colonies de vacances de jeunes (Renault) puis, grâce à des amis qui faisaient partie des équipes d’Uriage, il suivit pendant l’été 1942 une session de l’École d’Uriage dirigée par Pierre Dunoyer de Segonzac. Il en revint enthousiaste : il y avait trouvé « de vrais Français, ardents et courageux ». Ce fut dans ce milieu qu’il tissa un réseau de relations qui le firent entrer dans la Résistance. Il tenta de passer en Suisse, puis en Espagne, en vue de rejoindre en Angleterre les Forces françaises libres. Il n’y réussit ni d’un côté, ni de l’autre, mais évita d’être arrêté par les Allemands. Comment s’orienter dans cette situation d’incertitude ? Ce fut alors (juin 1943) que commença son odyssée dans le maquis du Vercors. Il rejoignit les équipes volantes d’Uriage et passa un an entre Saint-Martin-en-Vercors, La Chapelle-en-Vercors, Vassieux, Villard-de-Lance, Monestier de Clermont et Grenoble où il servit d’agent de liaison, de formation de maquisards à l’utilisation des explosifs parachutés et de résistant se livrant à des actes de sabotage sur les routes et les voies ferrées. Il quitta le Vercors, quelque temps avant le débarquement, pour rallier les Forces françaises de l’intérieur (FFI) de Paris et participa à la libération de la capitale. Au début de 1945, alors que les opérations militaires étaient sur le point de se terminer en Europe, il fut incorporé dans l’armée régulière comme sous-lieutenant et fit quelques mois d’occupation en Allemagne avant d’être libéré, le 8 octobre 1945, avec sa classe. Il allait garder de son engagement dans la Résistance des liens avec certains anciens d’Uriage regroupés au Petit-Clamart autour de Maurice Montuclard et de sa communauté Jeunesse de l’Église.

Ayant, entre-temps, terminé ses études de droit (doctorat) puis réintégré son milieu familial, Jean-Pierre Voreux participa au projet de son père qui souhaitait installer une usine de carbonisage de laine en Australie. Avec un ingénieur textile, il négocia avec les Australiens, fit des démarches et obtint les autorisations nécessaires pour réaliser une implantation. Il retrouva son père à Londres, lui rendit compte non seulement du résultat positif de sa mission, mais lui annonça que la confrontation avec le monde du commerce et de l’argent avait plus que jamais conforté sa vocation religieuse. Il prit la décision de rejoindre l’Ordre de Saint-Dominique, décision envisagée dès 1942, mais écartée au profit de son entrée dans la résistance armée.

Après son année de noviciat au couvent Saint-Jacques à Paris (1946-1947), il fit des études de philosophie, puis de théologie au couvent d’Étiolles (Seine-et-Oise, Essonne). S’intéressant au mouvement missionnaire, il se lia avec deux frères dominicains, Bernard Gardey, prêtre-ouvrier, et Louis Charpentier qui partageaient les mêmes options pastorales. Ayant pour référence Marie-Dominique Chenu, Albert Bouche et Joseph Robert, pour lesquels il n’y avait pas de théologie sans action, il songea à s’engager dans la mission ouvrière dominicaine. Il allait très souvent à Chaville pour participer à l’apostolat de Bernard Gardey qui y avait créé une coopérative d’HLM pour construire des logements populaires. Il prit part également aux réunions des prêtres-ouvriers parisiens dans la perspective de « passer au travail », mais vit son espoir anéanti lorsque leur ministère fut interdit par Rome en septembre 1953 (il avait été ordonné prêtre en 1951).

Envoyé au couvent de Dijon, il assuma pendant un an un apostolat classique tout en étant en lien avec l’équipe de la Mission de France de Montchanin. Enfin, il fut envoyé en 1955 au Havre où il s’occupa avec Michel Quoist d’équipes d’Action catholique ouvrière (ACO) en attendant de pouvoir naviguer. Rappelé en juin 1956 en Algérie comme officier de réserve, il hésita : réfractaire ou non ? Il accepta finalement et y resta jusqu’en novembre. Lieutenant commandant un escadron de rappelés, incorporé au 9e RCA en garnison à Batna, puis affecté avec son escadron à Timgad le 25 août, il fut l’un des premiers à dénoncer systématiquement les méthodes pratiquées par l’armée et les forces de l’ordre françaises, en particulier la torture. Il consigna les exactions dont il fut témoin dans un journal qu’il allait faire parvenir, à son retour en France, à Témoignage chrétien qui servit à la publication de la brochure Des rappelés témoignent, publiée en 1957 par le Comité de résistance spirituelle qu’il avait créé avec Henri Marrou, Paul Rendu, Paul Ricœur, Madeleine Collas, Robert Barrat… décidés à dénoncer les crimes commis en Algérie pour y mettre fin. Il envoya une première lettre de démission en septembre 1956 arguant de son désaccord avec les pratiques de l’armée, démission refusée en octobre, mais il fut autorisé à quitter l’Algérie en novembre (juste après sa nomination au grade de capitaine). Sa démission de l’armée n’allait être acceptée que le 19 septembre 1958 après plusieurs demandes de sa part. Son attitude pendant la guerre d’Algérie l’amena à témoigner le 9 janvier 1962 au procès de Robert Davezies, membre d’une équipe de prêtres de la Mission de France, accusé de soutien au FLN. Le tribunal interdit la publication de son témoignage, car « il avait pour but de nuire au moral de l’armée et à l’ordre public qui est plus que jamais sensibilisé à ce genre de choses… » Il n’eut de cesse de soutenir jusqu’en 1962 la cause de l’indépendance de l’Algérie : il comparut notamment devant la 17e chambre correctionnelle en faveur de Pierre Leulliette, auteur de Saint Michel et le dragon. Souvenirs d’un parachutiste, paru aux Éditions de Minuit en 1961, qui dénonçait les pratiques de l’armée et de la gendarmerie en Algérie ou, encore, participa au tournage d’Octobre à Paris, film de Jacques Pajinel, sorti en 1962.

Dès son retour au Havre, il s’enquit de la possibilité d’embarquer comme ouvrier sur les bateaux (les décisions romaines de l’été 1953 ne concernaient pas les prêtres-marins) et devint « prêtre-navigant » de 1957 à 1959. De juillet 1957 à juillet 1958, il embarqua comme manœuvre-nettoyeur sur les chaudières pour la Transat (Marine marchande), travail particulièrement éreintant, puis il fit à Rouen un stage de six mois d’électricien dans le cadre de la Formation professionnelle pour adultes qui lui permit d’obtenir un CAP en février 1959. Désormais ouvrier qualifié, il fut embauché comme électricien à bord de bananiers jusqu’en octobre 1959, date de son retour au Havre. Il ne put continuer à naviguer à cause du décret Pizzardo de juillet 1959 qui interdisait à tout prêtre, même marin, d’avoir un emploi salarié.

Débarqué, Jean-Pierre Voreux se trouva dans une impasse. Désireux de trouver une solution et un terrain missionnaire répondant à sa vocation religieuse, il accepta la proposition de Bernard Gardey de rencontrer Roger Linet, ancien secrétaire général CGT de Renault, devenu directeur du centre de formation Suzanne Masson. Roger Linet l’engagea d’abord pour un remplacement dans un cours de langue française, puis comme stagiaire en formation informatique et, enfin, comme moniteur dans la même discipline. Il resta de fin 1959 à décembre 1968 dans ce centre où il était secrétaire du syndicat CGT. Pendant toute cette période, il fut rattaché au couvent Saint-Dominique, siège des Éditions du Cerf à Paris. À la fin de l’année 1968, il décida d’accepter le poste de supérieur du couvent d’Alger, car il aspirait à une autre insertion professionnelle et ressentait le besoin de donner une nouvelle impulsion à sa vocation missionnaire.

Parti avec un contrat sur la base de son doctorat en droit, Jean-Pierre Voreux devint de fait coopérant technique comme professeur d’électronique, d’abord dans un centre de CFPA à Alger, puis en Kabylie, puis de nouveau à Alger. Il resta en liaison avec le centre parisien Suzanne Masson pour tout ce qui était technique, en particulier pour toutes les fournitures nécessaires à une formation relative aux circuits imprimés. Il y fit même un dernier stage d’été en 1984 pour se mettre à niveau sur les microprocesseurs, juste avant de passer à la retraite.

Parallèlement à son travail professionnel, Jean-Pierre Voreux participait aux activités d’une ONG placée sous la responsabilité de protestants, « Rencontre et développement », qui formait des coopérants étrangers venus sur des demandes algériennes spécifiques ; il fut proche d’un certain nombre de mouvements africains de libération, surtout le MPLA (Angola) et l’ANC (Afrique du Sud) ; il fut aussi membre du Mouvement de la Paix en Algérie.

Il prit sa retraite fin 1984. Il continua néanmoins à travailler, non plus en tant que vacataire, mais bénévolement (à plein-temps) pour l’informatisation d’un service du Centre Pierre-et-Marie Curie au sein du grand hôpital Mustapha d’Alger en formant des secrétaires. Ses compétences furent vite connues des secrétaires d’autres services, qui firent alors appel à lui pour se familiariser avec la programmation. À partir de 1991, pendant la « décennie noire » de violence en Algérie, menacé comme tous les étrangers à Alger, il signa un papier officiel demandant instamment que, s’il était enlevé, aucune recherche ne fût entreprise, afin que ne fût pas risquée la vie de jeunes Algériens, policiers ou militaires.

En 2002, il interrompit son travail à l’hôpital Mustapha. Rentré en France comme chaque année pendant l’été, très fatigué, on lui diagnostiqua un cancer de la plèvre dû à l’amiante, contracté dans les chaufferies de bateaux entre 1957 et 1959. Il mourut un an après, le 22 juillet 2003.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article180199, notice VOREUX Jean-Pierre par Nathalie Viet-Depaule, version mise en ligne le 29 avril 2016, dernière modification le 26 mai 2016.

Par Nathalie Viet-Depaule

SOURCES : Archives dominicaines de la Province de France. — Archives historiques du diocèse de Paris, fonds Frossard 2 D-12 (10), dossier Équipe nationale des prêtres-ouvriers de 1968 à 1971 ; 2 D1-14. — Archives de la Mission de France. — François Leprieur, Quand Rome condamne, Paris, Plon/Cerf, 1989. — Ut sint unum, mai-juillet 1953 ; août-septembre 1954 ; juillet-octobre 1955 ; 15 octobre 1959 ; février 1957 ; 15 avril 1959 ; 15 décembre 1968 ; 29 janvier 1969 ; 15 novembre 1971 ; 15 avril 1972 ; octobre 1978 ; octobre 1979 ; janvier 1985 ; mars-avril 1988 ; avril 1989 ; décembre 1991 ; juillet-août 1992 ; avril 1994 ; juin-juillet 1996. — Prêcheurs, décembre 1997 ; juin 1998. — Entretien avec Nathalie Viet-Depaule, 27 novembre 2000. — Hommage à Albert Bouche (1909-1999), brochure inédite, 2001. — Bernard Gardey, La foi hors les murs. Grappillage de la Saint-Martin, Karthala, 2001. — Étienne Dalemont, Patrick Mony, Régis Morelon, Jean-Pierre Voreux, 1921-2013, Paris, 2004 (pro manuscripto). — Sybille Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie. L’action de la Mission de France, Éditions de l’Atelier, 2004. — Robert Davezies, Une foule de châteaux et autres récits, L’Âge d’Homme, 2006. — Notes de Régis Morelon.

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