BRUHAT Jean

Par Jean Maitron, complété par Claude Pennetier

Né le 24 août 1905 à Pont-Saint-Esprit (Gard), mort le 11 février 1983 à l’hôpital Lariboisière à Paris ; normalien (rue d’Ulm), professeur agrégé d’histoire, docteur ès lettres, historien ; militant syndicaliste et communiste.

Jean Bruhat dans un colloque international
Jean Bruhat dans un colloque international

De souche authentiquement auvergnate, l’itinéraire de sa famille est l’itinéraire classique des Auvergnats « sans terre ». De ses grands-parents, il n’a connu que sa grand-mère paternelle, couturière de village. Le grand-père paternel, ouvrier dans une briquetterie qui existe toujours à Paulhaguet (Haute-Loire) mourut très jeune. Le grand-père maternel, ancien roulier, avait ouvert au Puy « l’auberge d’Auvergne » et c’est dans cette auberge où, postier, il prenait ses repas que le père de Jean Bruhat a connu celle qui devait devenir sa femme. Il avait débuté comme « surnuméraire » des Postes à Paris et le grand événement de sa vie d’alors avait été l’enterrement de Victor Hugo dont il parlait souvent à son fils. Devenu receveur des Postes, le père de Jean Bruhat termina sa carrière à Saint-Étienne dans un bureau annexe.

Jean Bruhat fit ses études dans les collèges de Brioude (Haute-Loire) et d’Issoire (Puy-de-Dôme) puis au lycée de Saint-Étienne. Deux fois lauréat au Concours général, il obtint une bourse pour la Première supérieure du lycée du Parc à Lyon. Il y resta deux ans et il fut reçu en juillet 1925 à l’École normale supérieure. Authentique provincial, il n’avait jamais vu la capitale avant d’être convoqué rue d’Ulm pour les épreuves orales.

En octobre 1925, en même temps qu’il franchissait le seuil de l’ENS, Jean Bruhat s’inscrivait au Parti communiste SFIC. Il milita alors avec le second élève communiste de l’école, René Joly, futur professeur agrégé de philosophie à Remlremont (Vosges). Déjà, à Lyon, il avait, dans la mesure où les conditions de l’internat le permettaient, milité aux Étudiant collectivistes et à la création du groupe local « Clarté ».

Dans quelles conditions, vivant dans un milieu familial de très petite bourgeoisie, Jean Bruhat était-il venu si tôt au communisme ? Le père était un militant mutualiste et très attaché à la laïcité. La mère étant très pieuse, Jean Bruhat fut élevé dans la religion catholique mais, sans drame, très jeune, il a « perdu la foi », qui était chez sa mère « la foi du charbonnier ». Les influences familiales furent donc inexistantes en ce qui concerne son engagement. Par contre, vivre dans une ville ouvrière comme Saint-Étienne de 1919 à 1923 marqua un jeune lycéen curieux et très sensible à ce heurt des classes qui dans le lycée même opposait les élèves en fonction de leurs origines. Passer en 1922 le baccalauréat dans la ville même de la Bourse du Travail où s’était tenu le congrès constitutif de la CGTU pouvait également marquer un candidat. D’autre part, il eut l’environnement historique car les plaies ouvertes par la guerre n’étaient pas cicatrisées. Pour ce qui est de Jean Bruhat en particulier, il dut finalement et pour l’essentiel son initiation à un beau-frère, Alfred Delhermet plus âgé, revenu du front mutilé et avec la haine de la guerre. Militant du syndicat des instituteurs, sympathisant du « noyau » de la Révolution prolétarienne, il ouvrit sa bibliothèque au jeune Jean Bruhat qui dévora en vrac Albert Thierry, Sorel, Lénine, Barbusse, etc., et suivit alors avec passion le déroulement de la guerre du Maroc et l’action anticolonialiste des communistes. En décembre 1937, dans son autobiographie, il tenait encore à signaler que son beau-frère « était resté en relation avec La Révolution prolétarienne » (revue de Pierre Monatte). Entrèrent en jeu aussi des facteurs personnels subjectifs : volonté de retrouver ses racines populaires et de ne pas considérer des succès scolaires et universitaires comme l’occasion d’une trahison, et idéologiques : l’histoire à laquelle Jean Bruhat entendait consacrer ses études avait-elle un sens et lequel ?

À cette date (Georges Cogniot un peu plus âgé venait de quitter l’École normale) il n’y avait que deux communistes rue d’Ulm. Quand Paul Nizan, dont Jean Bruhat honore aujourd’hui la mémoire, reviendra d’Aden, il y en aura trois. Par contre, il y avait un groupe relativement plus nombreux de normaliens adhérents de la CGTU comme Pierre Vilar ou Jean Dresch.

La SFIC était alors dominée par ce qu’on appelait « la question russe », débats qui opposaient les communistes soviétiques depuis la mort de Lénine. Jean Bruhat arrivait au Parti au début de la bolchevisation et il appartint successivement aux cellules d’un chantier d’ouvriers municipaux, situé rue d’Ulm à l’endroit où a été construite depuis une annexe de l’École normale, puis des travailleurs de la Halle aux Vins et enfin à celle des ouvriers boulangers du XIIIe arrondissement. Au groupe d’Études socialistes des cinq Écoles normales supérieures, il était « le contradicteur » communiste. Cependant, comme de nombreux communistes de ce temps, Jean Bruhat hésitait et il signa, ainsi que René Joly, la lettre des 250 à l’Internationale communiste qui protestait contre certains aspects de la bolchevisation - cf. Dictionnaire, tome 16, et Fernand Loriot. Connaissant mieux Lénine que Marx, il affichait cependant dans sa chambre le portrait de Trotsky et fréquentait à la fois Souvarine et la Librairie du Travail que dirigeait Marcel Hasfeld. Il rendait souvent visite également à son « voisin » (il habitait rue Vauquelin) Amédée Dunois. C’est Dunois d’ailleurs qui l’introduisit à l’Ambassade de l’URSS comme « professeur de français » et il fit alors la connaissance de l’ambassadeur Rakovski et surtout de Préobrajenski venu à Paris pour négocier la question des emprunts russes.

Après cette première phase de son engagement politique que Jean Bruhat qualifie de phase lyrique ou, si l’on veut utopique (cf. L’Histoire, op. cit.) succéda, à partir de 1927-1928, « la période d’aveuglement ». Rallié aux options qui étaient celles de Staline, il se sépara de tous les cercles dissidents et oppositionnels. Avec Georges Friedman et Paul Nizan, il prit part à la création de la Revue Marxiste. Dans le même temps, il rédigea son diplôme d’Études supérieures consacré au bassin de Brioude et passa l’agrégation d’histoire et de géographie en 1929.

Après son service militaire effectué en 1929-1930 comme 2e classe, Jean Bruhat fut nommé professeur au lycée Clemenceau de Nantes et il demeura dans cette ville de 1930 à 1937. Après avoir songé à une thèse sur la Première Internationale en France et réuni en 1931 des matériaux dans ce but, il renonça pour l’heure à tout travail de recherche et se consacra exclusivement à son métier de professeur et à son activité militante, qui se développa sur plusieurs plans. Au plan local, il assuma des responsabilités à la Fédération régionale du PC comme membre du bureau et du secrétariat de la Région Atlantique. Il fut membre du bureau de la Loire-Inférieure et de la Vendée en janvier 1937, et dans les syndicats unitaires de Nantes, à l’époque où ils étaient dirigés par Raymond Semat. Lors de son arrivée dans le département, le PC local ne groupait pas 100 adhérents et Jean Bruhat, surnommé « le Petit Rouge » par ses adversaires, excellent orateur, exposant avec une remarquable clarté, joua un rôle considérable, participant à de multiples réunions dans les régions nantaise et vendéenne, lançant, après février 1934 le CVIA, mettant sur pied la première liste communiste à Nantes, prononçant, le 16 octobre 1938, la conférence inaugurale de l’Université ouvrière, promotion Paul Vaillant-Couturier, sur « les luttes historiques de la Tchécoslovaquie ». Au plan national, il devint, après G. Cogniot, secrétaire général du Comité des professeurs de la Fédération unitaire de l’enseignement, élu par la 6e Conférence nationale de l’Université syndicaliste, Limoges, 3 août 1931, réélu par la 7e, Bordeaux, 3 août 1932 et c’est après la 10e, Angers, 3 août 1935 que Marcel Bonin le remplaça. Secrétaire adjoint du syndicat général unifié en 1936, il devint secrétaire du même syndicat en janvier 1937. Dans le même temps, il collaborait aux Cahiers du Bolchevisme et à l’Humanité, nourrissant dans le journal le feuilleton « Doctrine et Histoire ». Sa femme Yvonne Maugis, une institutrice suppléante, fille d’un retraité des chemins de fer, colon en Tunisie, militait également à Nantes au Comité syndical des femmes et adhéra au PC le 1er janvier 1937.

Si lors de ses vingt ans il avait eu des doutes quant à « la question russe », Bruhat était désormais rallié au stalinisme. Nommé au lycée Buffon, Jean Bruhat quitta Nantes en 1937, après un banquet fraternel réalisé à l’occasion de ce départ et présidé par le secrétaire de l’ancienne Union départementale CGT. À Paris, Bruhat n’assuma aucune responsabilité particulière. Historien, il fut surtout « utilisé » à ce titre par le Parti. Il publia régulièrement des chroniques dans l’Humanité et dans Les Cahiers du Bolchevisme, approuvant les procès truqués de Moscou conduits par Vichinsky et les condamnations qui s’en suivaient dont il trouvait justification par analogie avec Le Châtiment des espions et des traîtres sous la Révolution française (brochure, 64 p., 1937). En novembre 1938, il signa dans Regards un article calomniant le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), alors réprimé en Espagne.
Il collabora à la réalisation du film « La Marseillaise » de Renoir. Avec l’aide de Duclos et surtout de Fried, le représentant de l’Internationale, il contribua à la réalisation du Musée de Montreuil dont il fut conservateur. Il coordonna les initiatives prises par le PC à propos de la célébration du cent cinquantième anniversaire de la Révolution française. Lié d’une profonde amitié avec Politzer, Solomon, il fit partie de ce petit groupe d’intellectuels qui, sans assumer de fonctions, collaborait avec la direction du Parti. Lui-même fut chargé avec Bouthonnier, de 1937 à la guerre, du cours d’histoire à l’École centrale d’Arcueil que dirigeait Fajon.

Mobilisé en 1939, Jean Bruhat fut bouleversé non pas tellement par le traité germano-soviétique mais par le comportement de la direction du PCF à ce propos. Toutefois, le Parti étant poursuivi, Jean Bruhat décida de ne faire aucune déclaration publique. Affecté à un régiment de pionniers, très surveillé comme PR (propagandiste révolutionnaire), il fut fait prisonnier le 18 juin 1940. Près de trois ans plus tard, comme son compagnon de captivité, André Dufour, il réussit à être libéré, en mars 1943, grâce à de faux papiers lui reconnaissant la qualité d’infirmier.

Contacté par le Parti communiste et toujours en désaccord sur certains problèmes, il se refusa à un engagement permanent. À la Libération, il fut nommé au lycée Michelet puis, par la suite, professeur de khâgne au lycée Lakanal, enfin maître-assistant à la Sorbonne puis à l’Université de Paris VIII. Toujours à la disposition du Parti, il fut chargé d’organiser la Commission d’éducation ouvrière de la CGT et contrôla le Centre d’éducation ouvrière du PC. Il poursuivit également sa collaboration à l’Humanité. Mais il n’hésita pas - et cela à plusieurs reprises - à exprimer ses critiques à l’encontre de certains aspects de la politique du Parti. Délégué au congrès de Wroclaw (25-28 août 1948), chargé de cours sur l’URSS à l’école militaire de Baden-Baden (février 1952), signataire de l’appel pour la libération d’A. Le Léap, G. Ducoloné et P. Laurent (13 janvier 1953), il approuve l’intervention soviétique en Hongrie, mais déplora l’exécution de Nagy.

Après les révélations de Krouchtchev au XXe congrès en 1956, ce fut pour Jean Bruhat la période de la réflexion critique, qui commencée en 1939 s’approfondit alors, Deux années plus tard, avec les événements de Hongrie, il écrivait à son ami Zyromski, le 24 juin 1958 : « J’étais assez désemparé et je le suis encore plus. Il y a des exclusions [...] J’étais de ceux que le XXe congrès avait enthousiasmés, des perspectives semblaient s’ouvrir sur la voie du socialisme français » et, tout en admettant qu’en Hongrie « des éléments contre révolutionnaires » se sont manifestés, que, de ce fait, l’intervention de l’armée soviétique lui est apparue « nécessaire » et qu’il l’a approuvée, il déplorait cependant l’exécution de Nagy non justifiée « par les nécessités actuelles de la lutte des classes ». Dix ans plus tard, une autre intervention des troupes russes, en Tchécoslovaquie cette fois, fit échec aux promesses du printemps de Prague. Les suites furent tout aussi tragiques pour une certaine image du socialisme. Jean Bruhat fut un des 29 intellectuels qui créèrent, en janvier 1980, un Comité pour la défense des Libertés et des Droits de l’Homme en Tchécoslovaquie (Le Monde, 11 janvier 1980), et dans le même temps (cf. Le Monde 8 janvier 1980), il condamna l’intervention soviétique en Afghanistan estimant « regrettable » que le Bureau politique du PCF n’ait pas souligné suffisamment cette violation des principes de souveraineté et d’indépendance. Signataire de la pétition pour « l’Union dans les luttes », il accepta d’être, à partir de janvier 1981, directeur de publication du journal du même nom. Et il affirmait, tout en demeurant membre du Parti : « Il me plaît, après plus de 50 années, de retrouver en moi l’utopisme de ma jeunesse. Historien, je sais du reste (ce qui me conforte) que des bouffées d’utopisme, il ne sort pas que du vent. » L’Histoire, op. cit.

Son épouse, Yvonne Maugis, née le 19 mars 1906 à Paris, professeure de l’Enseignement technique lui donna trois enfants : deux filles et un garçon. Elle adhéra alors au Parti communiste à Nantes en 1936 et en demeura membre jusqu’à la guerre. De juin 1936 à juillet 1937, elle dirigea la section nantaise du Comité mondial des Femmes contre la guerre et le fascisme, s’occupant particulièrement du Bulletin et se consacrant à l’aide aux républicains espagnols réfugiés dans la région. En 1937-1938, elle devint permanente du Comité mondial en tant que secrétaire administrative, les autres secrétaires étant Maria Rabaté* et Bernadette Cattanéo*. En 1939, Yvonne Bruhat publia une brochure Les Femmes et la Révolution française .

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article18060, notice BRUHAT Jean par Jean Maitron, complété par Claude Pennetier, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 2 septembre 2022.

Par Jean Maitron, complété par Claude Pennetier

Jean Bruhat dans un colloque international
Jean Bruhat dans un colloque international
Jean Bruhat, directeur scientifique du Musée d’histoire vivante de Montreuill-sous-Bois
La Vie ouvrière, 1952

ŒUVRE : Histoire de l’URSS, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1945, douzième édition 1980, 126 p. — Les Journées de février 1848, Paris, PUF, 1948. — L’Europe, la France et le mouvement ouvrier en 1848, Paris, Éditions sociales, 1948, 48 p. — Destin de l’histoire, essai sur l’apport du marxisme aux études historiques, Paris, Éditions sociales, 1949, 62 p. — Lénine, Paris, Club français du livre, 1960, réédité par le Livre club Diderot, Paris, 1976, 294 p. — La première Internationale et les syndicats, Paris, Centre confédéral d’Éducation ouvrière, Cgt, 1964, 64 p., préfacée par René Duhamel, membre du Bureau confédéral de la Cgt. — avec Marc Piolot, Esquisse d’une histoire de la CGT (1895-1965), Paris, Éditions du Centre confédéral d’éducation ouvrière de la CGT, 1967 (1re éd. : 1960), 383 p. — en collaboration avec Jean Dautry et Émile Tersen, La Commune de 1871, Paris, Éditions sociales, 1960, 463 p. — Karl Marx - Friedrich Engels, essai biographique, Paris, Club français du livre, 1960, réédité par le Livre club Diderot, Paris, 1976, 380 p. — Napoléon : les mythes et la réalité, Cercle parisien de la Ligue française de l’enseignement, 1969, 34 p. — Eugène Varlin, militant ouvrier, révolutionnaire et communard, Paris, EFR et Club Diderot, 1975, 286 p. — Gracchus Babeuf et les Égaux ou « le premier parti communiste agissant », Librairie académique Perrin, 1978, 252 p. — (en collaboration), Histoire de la France contemporaine Paris, Éditions sociales, 1979, tome II et III.
Nombreuses études et publications sur le mouvement ouvrier. — Histoire du mouvement ouvrier français : des origines à la révolte des Canuts, Paris, Éditions sociales, 1952, 287 p. — Le dernier ouvrage de J. Bruhat : Il n’est jamais trop tard, janvier 1983, Paris, Albin Michel, 292 p., apporte, sur la vie et l’œuvre de l’auteur, une ample documentation.

SOURCES : Fonds Jean Bruhat, Arch. dép. de Seine-Saint-Denis (351 J), inventaire en ligne. — RGASPI, 495 270 2124, une autobiographie du 18 décembre 1937, une fiche d’évaluation (classé A1), une note en russe ; 517 1 1864. — Arch. PPo. 300, février 1935. — Arch. Dép. Vendée, 1 M 301, 4 M 404, 405, 408, 4 M 512 (Recherches de Florence Regourd). — Arch. Zyromski, lettre citée. — Importante autobiographie remise à J. Maitron. — Recherches de Cl. Geslin et renseignements fournis par Jean Jospin, militant syndical de Loire-Atlantique. — G. Cogniot, Parti pris, op. cit. — La Vie ouvrière, 29 septembre 1976 et 6 octobre 1976, « Jean Bruhat, l’itinéraire syndical d’un prof’ d’histoire ». Propos recueillis par Serge Zeyons. — Notes de Claude Pennetier, René Lemarquis et J. Chuzeville.

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