Les damnés de la Commune
Raphaël Meyssan est l’auteur de la bande dessinée Les Damnés de la Commune, dont deux tomes sont déjà parus (A la recherche de Lavalette et Ceux qui n’étaient rien), chez Delcourt, en 2018 et 2019.
Le premier volume, passionnant, s’ouvrait déjà sur une sympathique évocation du Maitron. L’auteur y mettait en scène sa volonté de retrouver l’histoire oubliée d’un ancien occupant de son immeuble de la rue Lesage (XXe arr.), Gilbert Lavalette, resté d’autant plus dans l’ombre que les rares sources qui le mentionnaient le confondaient avec un homonyme, Charles Lavalette. Au fil de son enquête, l’auteur avait également été entraîné vers une rencontre inattendue, et non moins bouleversante, celle de Victorine Brocher, épouse de Jean Rouchy, et membre de l’Association internationale des travailleurs, dont on apprenait la douleur de perdre, en mars 1871, un deuxième enfant en bas âge. À noter que les mémoires exhumées de Victorine Brocher ont d’ailleurs fait l’objet de plusieurs publications, dont la dernière aux Éditions Libertalia (Souvenirs d’une morte vivante, 2017).
C’est justement sur l’évocation de Victorine et Gilbert que s’ouvre le deuxième volume, un certain 19 mars, lendemain de l’insurrection parisienne qui a conduit à la fuite du gouvernement de Thiers pour Versailles. Comme dans le premier opus, Raphaël Meyssan fait sienne une méthode originale : partir de la reproduction de gravures comme de fac-similés d’affiches et de journaux, et construire son récit autour de leur utilisation graphique. Un mariage réussi, qui prête au récit la force symbolique du document, et qui ajoute au sentiment d’une plongée dans l’histoire… Comme dans le premier opus, encore, le récit est formulé sur le mode de l’enquête, et l’on suit l’auteur dans sa consultation des cartons d’archives, dans ses pérégrinations parisiennes sur les lieux cités, ainsi que dans sa lecture des journaux et des témoignages ultérieurs.
La narration nous invite au cœur de la Commune, de ce lendemain d’insurrection jusqu’au 9 mai, date à laquelle l’armée versaillaise prend le fort d’Issy, prélude au massacre qui suivra. Dès les débuts, l’auteur nous redit que la fin sera tragique et évoque d’emblée les interprétations et critiques que livreront par la suite Karl Marx, Lénine ou Trotsky sur une supposée erreur (celle de ne pas avoir immédiatement attaqué Versailles). À rebours de ces commentaires, Raphaël Meyssan s’inscrit dans une autre vision, qui consiste à revendiquer cette décision, sans laquelle, nous souffle-t-il, la Commune n’aurait pas été la Commune. Il n’élude pas non plus des débats douloureux, et toujours discutés aujourd’hui, notamment quant au rôle des « conciliateurs », parmi lesquels le député de Paris et figure de l’abolition de l’esclavage, Victor Schoelcher. Mais il a aussi le mérite de rappeler que la Commune n’est pas un événement exclusivement parisien, et consacre plusieurs planches aux Communes de province : Lyon, Saint-Étienne, Le Creusot, Marseille…
On retrouvera, bien entendu, certains des moments les plus connus de la Commune, comme ces deux double pages consacrées à la proclamation du 28 mars devant l’Hôtel de Ville de Paris, mais aussi le rappel de l’adoption des mesures les plus emblématiques de l’événement. Toutefois, par la force des choses, le récit se fait aussi celui de défaites successives, qui conduiront à la fin de la Commune et au massacre de milliers de Parisien-ne-s. On assiste ainsi, le 3 avril, à la mise à mort de Gustave Flourens et au déclenchement des hostilités militaires ; on suit pas à pas, durant ce mois d’avril, les combats de Neuilly ; on apprend la publication du « décret des otages » ; puis on assiste à la bataille du fort d’Issy, jusqu’à ce jour du 9 mai où le fort tombe, ouvrant la voie vers Paris à l’armée versaillaise…
Richement documenté, l’ouvrage s’appuie sur un important travail de consultation d’archives et de journaux d’époque. Il propose, en fin de volume, quelques pages documentaires qui permettent au lecteur novice de se familiariser avec la chronologie et la géographie de la Commune. En cela, il constitue une formidable porte d’entrée dans une histoire que les manuels scolaires ont trop souvent condamnée à l’oubli. À son échelle, la démarche de Raphaël Meyssan permettra a contrario de redécouvrir toute la force et la complexité de ce pan de l’histoire.
Pour prolonger cette (re)découverte, on encouragera la consultation – parallèle ou ultérieure – du Maitron, tant on trouve dans Les Damnés de la Commune de figures qui ont aussi leur biographie dans le dictionnaire. On y croise, bien entendu, des noms familiers : ceux d’acteurs les plus connus de l’événement, parmi lesquels Maxime Vuillaume, Louise Michel ou encore Lissagaray. Mais aussi d’autres, dont la postérité est demeurée moindre, tels Ernest Granger, député de Paris, ou Léodile Champseix, dite André Léo, que l’on retrouve en oratrice plaidant pour le rôle des femmes dans la révolution. Élus de la Commune (Félix Pyat, Jules Bergeret), généraux et officiers (Émile Eudes, Jaroslaw Dombrowski) sont mobilisés, certes, mais l’auteur n’en oublie pas pour autant le rôle et la place des inconnus et anonymes de Paris comme de province. Ainsi d’Alix Payen, ambulancière, et de Paul Milliet, frère et sœur entraînés pareillement dans la révolution et la lutte.
D’autres communard-e-s, nous n’aurons – au mieux – que le prénom, comme la Jeanne-Marie que le poète Arthur Rimbaud immortalisera en vers, et à laquelle Raphaël Meyssan prête ici un visage… Qu’importe, les nombreuses scènes d’actions collectives, comme la focale mise, dans de nombreuses planches, sur les détails des gravures, nous donnent justement à voir des visages, des expressions, qui redonnent vie à « ceux qui n’étaient rien ». Aussi le récit ne perd-il jamais de vue Gilbert, Victorine, Paul et Alix, dont on suit les traces avec plaisir et émotion. Sans épiloguer, difficile de ne pas voir dans la démarche de Raphaël Meyssan une parenté avec l’histoire que pratique le Maitron. En septembre 2020 paraîtra d’ailleurs, aux Éditions de l’Atelier, le dictionnaire biographique et thématique La Commune de Paris 1871, dirigé par Michel Cordillot. La démarche de Meyssan illustre également comment le dictionnaire peut servir à des usages variés – des études universitaires, certes, mais aussi, comme on le voit, pour des œuvres de création, comme ce roman graphique. Cette démarche ne pouvait nous laisser insensibles, et nous pousse à recommander la lecture de ces Damnés de la Commune.