Avant-propos

Par SHIOTA Shōbei

C’est l’avènement de l’Ère Meiji, en 1868, qui marque les débuts du capitalisme japonais. Aussi le mouvement ouvrier, dont la naissance est concomitante, a-t-il une histoire moins longue que celui des pays d’Europe, puisqu’elle ne s’étend que sur une centaine d’années.
De plus, au cours de la période qui précéda la Deuxième Guerre mondiale, malgré le développement très rapide du capitalisme, la classe ouvrière, privée de droits, était assujettie à la domination absolue du système impérial ; elle ne jouissait, en effet, ni de droit d’association ni de droit de grève. De ce fait, le mouvement ouvrier était très faible et son influence très restreinte. Il en était de même pour le mouvement paysan et tous les autres mouvements sociaux. Ce n’est qu’au cours des vingt-cinq années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale que le mouvement ouvrier et tous les mouvements sociaux ont pu enfin acquérir une audience de masse et ont pris une réelle ampleur.
Néanmoins, dans la période d’avant-guerre, le mouvement ouvrier a quand même réussi à progresser parallèlement au développement du capitalisme, malgré la difficulté des conditions. Après la Première Guerre mondiale surtout, on assista à une intensification de la lutte des classes en raison, d’une part, de l’avènement du capitalisme monopolistique et de l’évolution dans le recrutement de la main-d’œuvre — l’industrie textile, où la main-d’œuvre féminine était très largement dominante, est remplacée comme axe du développement industriel par l’industrie lourde qui emploie principalement une main-d’œuvre masculine — et, d’autre part, de l’influence de la Révolution russe de 1917. Certes, durant les quinze années de guerre ininterrompue qui débuta avec l’agression du Nord-Est de la Chine en 1931, la répression parvint presque à anéantir le mouvement ouvrier japonais ; pourtant, celui-ci comptait alors des dirigeants et des militants de premier plan.
Or, les informations concernant le curriculum vitae de ces militants et le détail de leurs activités sont demeurées jusqu’à présent partielles et insuffisantes. En ce qui concerne les dirigeants les plus représentatifs, on peut glaner des données dans les encyclopédies ou autres dictionnaires, dans leurs autobiographies et dans leurs œuvres complètes, dans les biographies et études dont ils ont fait l’objet ; mais il n’y a pas encore au Japon de dictionnaire biographique des militants des mouvements ouvriers et sociaux.
On a assisté ces dernières années au Japon au développement des recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux comme partie intégrante et fondamentale de l’histoire moderne et contemporaine, ce qui se traduit par la publication de documents, la présentation des mouvements ou des monographies approfondies. Dans ce contexte, le besoin d’un dictionnaire biographique s’est fait ressentir.
La proposition des professeurs Jean Maitron et Georges Haupt de réaliser un Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier japonais ne pouvait mieux correspondre aux préoccupations actuelles des chercheurs japonais spécialisés dans ces questions. De plus, il nous semblait très regrettable que l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux du Japon soit restée jusqu’à nos jours ignorée des pays étrangers, à commencer par l’Europe. Toutes ces raisons nous ont fait accueillir avec empressement l’initiative française.
Au Japon, nous avons mis sur pied, en 1957, un groupe d’études, la Société de recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier. Il a alors été constitué sous la direction de M. OKOCHI Kazuo, ancien président de l’Université de Tōkyō ; j’en suis moi-même, SHIOTA Shōbei, professeur à l’Université municipale de Tōkyō, le secrétaire général, fonction que je cumule avec celle de responsable de notre publication Études sur l’histoire du mouvement ouvrier. C’est ainsi qu’ayant choisi, au sein de notre groupe de recherches, les collègues les plus qualifiés pour cette tâche, nous avons constitué un comité de rédaction dont la préoccupation première fut d’établir une liste des noms à inclure dans le Dictionnaire. Après avoir apporté le plus grand soin à l’élaboration d’une liste de militants répondant aux objectifs du Dictionnaire, nous avons procédé au choix des cinq cents personnages qui ont finalement été retenus. Nous nous sommes attachés ensuite à préciser la place à accorder à chacun en fonction de l’importance de son rôle dans l’histoire. Enfin, nous avons procédé à la rédaction sans manquer de faire appel à la collaboration de nombreux chercheurs spécialisés en différents domaines.
En ce qui concerne le choix des personnes qu’il nous a semblé nécessaire de faire figurer dans ce Dictionnaire, nous ne nous sommes pas limités aux seuls militants du mouvement ouvrier ou du socialisme du Japon, nous avons pensé devoir inclure également ceux des mouvements paysans, femmes, étudiants, enfin militants de libération des « burakumin » (les « hors-castes » du Japon), d’une façon générale, tous les mouvements sociaux démocratiques. En effet, dans la période précédant la Deuxième Guerre mondiale, le système agraire japonais était dominé par les propriétaires fonciers de type semi-féodal, et les mouvements de lutte des petits fermiers misérables contre ces propriétaires ont revêtu ne importance capitale et se sont alignés sur le mouvement ouvrier ; par ailleurs les mouvements mobilisant les « burakumin », qui cherchaient à se libérer de la survivance tenace d’une discrimination due à un statut de type féodal (ce mouvement était également appelé « mouvement de nivellement »), subsistent encore actuellement sous la forme d’un mouvement social spécifique. C’est donc dans le souci de répondre à ces traits particuliers du Japon que nous avons décidé d’inclure les militants de tous ces mouvements dans notre ouvrage.
Pour ce qui est du mouvement socialiste, il nous semble également nécessaire de mettre en évidence la spécificité du Japon. Le mouvement socialiste japonais a vu le jour en 1900 environ, sous l’influence des mouvements socialistes d’Europe. Au début, ce furent des chrétiens ou des libéraux (les adeptes du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple — Jiyū minken undō) qui adhérèrent au socialisme en partant d’un point de vue humanitaire. L’influence du « parlementarisme » tel qu’il s’exprimait dans le Parti social-démocrate allemand fut très importante ; mais bientôt l’anarcho-syndicalisme parvint à toucher certains jeunes et des ouvriers révolutionnaires. Après la Révolution russe d’octobre 1917, le marxisme-léninisme vit son influence se renforcer rapidement et, en 1922, le Parti communiste japonais fut constitué comme branche japonaise du Comintern. Cependant, parmi les marxistes mêmes, une fraction, qui s’est intitulée École marxiste Rōnō (Rōnōha) du nom de sa revue Rōnō (Ouvriers et paysans), s’est détachée du Parti communiste japonais en raison de son opposition à la ligne du Comintern concernant le Japon. Il est intéressant de noter à ce propos que cette opposition constitue la base même des différences doctrinales qui séparent actuellement le Parti communiste japonais et le Parti socialiste japonais.
Malgré ces divergences spécifiques au marxisme japonais, ce dernier a exercé l’influence dominante sur le mouvement ouvrier japonais. Les œuvres de Marx et de Lénine ont été publiées au Japon en très grand nombre, elles ont été très lues et sont devenues le guide du mouvement. Enfin cette influence, loin de se cantonner au mouvement syndical ouvrier ou au mouvement paysan, s’est étendue à la littérature, à l’art et aux sciences pour donner naissance à la fin des années 20 à un mouvement original, le Mouvement de culture prolétarienne qui s’est poursuivi jusque dans les années 80. L’opposition, tant au niveau de la pensée que de l’organisation, entre communisme et social-démocratie de droite subsiste dans tous les mouvements sociaux et en premier lieu dans le mouvement syndical.
Pour traduire fidèlement cette situation, nous avons choisi de présenter dans ce Dictionnaire les militants appartenant à des courants idéologiques aussi différents que le communisme, le socialisme, la social-démocratie et l’anarchisme ; de plus, sans nous limiter aux militants proprement dits, nous y avons fait également figurer des journalistes, des écrivains ou des théoriciens proches du mouvement ouvrier. Si la part faite à ceux qui se réclament du marxisme est relativement importante, elle n’est que le reflet de la spécificité historique des mouvements sociaux du Japon.
Une autre précision s’impose : bien que ces diverses traditions aient été léguées aux mouvements de l’après-guerre, nous nous sommes fixés une limite chronologique dans le choix des militants. Nous nous sommes limités à des militants ou dirigeants qui avaient participé aux mouvements antérieurs à la Deuxième Guerre mondiale et, lorsque ces personnages ont poursuivi ultérieurement leur activité au sein des différents mouvements, nous avons également traité ce chapitre de leur vie, mais nous avons écarté tous ceux qui n’ont commencé qu’après la Seconde Guerre mondiale à militer dans les mouvements sociaux. Certes, le mouvement ouvrier et tous les mouvements sociaux du Japon ont connu un développement considérable dans la période de l’après-guerre : leur influence s’est renforcée, le nombre des dirigeants et des militants s’est accru et le contenu de leur activité s’est enrichi ; mais c’est de l’histoire en marche, en plein développement qu’il nous a semblé prématuré de figer.
En outre, nous avons exclu du Dictionnaire les Coréens émigrés qui ont participé au Japon entre 1910 et 1945 à la lutte de libération de leur pays de la domination japonaise, bien que leur union aux mouvements des ouvriers japonais n’ait pas été négligeable. De même, nous n’y avons pas fait figurer les quelques étrangers reconnus pour avoir pris une part active aux mouvements japonais.

Sous sa forme actuelle, ce Dictionnaire est œuvre pionnière. Le niveau de nos recherches sur l’histoire des mouvements sociaux est encore très insuffisant, et le nombre des chercheurs demeure restreint. Nous avons certes bénéficié de la précieuse collaboration des survivants grâce aux enquêtes et interviews que nous avons effectuées auprès d’eux, mais il reste encore de nombreux points non élucidés. Cependant, nous sommes persuadés que le fait même d’avoir pu mettre au point le Dictionnaire biographique tel qu’il se présente actuellement ne peut avoir qu’un effet très positif pour le développement tant des recherches à venir que du mouvement lui-même.
Je tiens à exprimer ici ma reconnaissance à tous ceux qui, militants ou chercheurs, ayant compris le sens de cette entreprise, n’ont pas épargné leurs efforts et ont collaboré à la quête des documents et à la rédaction des biographies.
Enfin, pour faciliter la compréhension du texte et fournir toutes les références utiles, je me suis chargé de la rédaction d’une présentation sommaire de l’histoire des mouvements ouvriers et sociaux du Japon sur une période d’un siècle environ ; nous y avons ajouté une chronologie simplifiée qui répertorie les incidents majeurs et la vie des diverses organisations et aussi des tableaux retraçant les filiations des partis et des syndicats ouvriers se réclamant du socialisme.

Je tiens à assurer de ma reconnaissance l’équipe de traducteurs qui ont bien voulu assumer la charge très lourde de traduire en français le manuscrit entièrement rédigé en japonais, et MM. Jean Maitron et Georges Haupt assisté de Mlle Claudie Weill, qui ont dirigé cette publication.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article236696, notice Avant-propos par SHIOTA Shōbei, version mise en ligne le 29 juillet 2022, dernière modification le 13 juillet 2022.

Par SHIOTA Shōbei

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable