La révolution de 1848

Par Jacques Droz

La révolution de 1848 a été au premier chef nationale et libérale, ne touchant que de façon accessoire la classe ouvrière. La direction du mouvement démocrati­que demeurait, à travers la révolution, sous le contrôle de la petite bourgeoisie commerçante ou intellectuelle : c’étaient des avocats, des médecins, des négociants, des professeurs que l’on rencontrait à la tête du mouvement et parmi les adhérents dominaient les artisans, les boutiquiers, les aubergistes. La plupart de ces associations demeuraient hostiles à une « république rouge » et l’on répéta souvent au cours des discussions que la question sociale était un obstacle à la solution des problèmes politiques. Il est remarquable que les deux congrès démocrates qui se tinrent, l’un à Francfort en juin 1848, l’autre à Berlin en octobre, ne surent établir aucun contact avec le monde ouvrier et cherchèrent à empêcher les socialistes de prendre la direction du mouvement. Le monde artisanal lui-même ne semble pas avoir eu une vue plus claire des conditions dans lesquelles se développait l’écono­mie moderne ; c’est dans l’assurance des traditions de vie de l’artisanat et non dans la destruction du régime capitaliste qu’il vit une solution aux problèmes de la pau­périsation. Le congrès des maîtres artisans (Handwerker- und Gewerbekongress) qui se tint à Francfort en juillet 1848, développant une charte de l’artisanat à présen­ter au Parlement de Francfort, fit appel au resserrement des liens corporatifs et à l’intervention autoritaire de l’État pour réagir contre le principe « français » de la liberté des entreprises et pour mettre sur pied une organisation obligatoire des mé­tiers dont le nombre et le recrutement seraient limités. Le congrès des compagnons (Arbeiterkongress) qui se tint à Francfort un mois plus tard, n’adopta pas des réso­lutions différentes. Leur maître à penser Karl Winkelblech, professeur à l’École de commerce de Kassel, voyait la solution de la question sociale dans une alliance des travailleurs et des classes moyennes pour empêcher la formation du grand capital.
Cependant, l’un des faits les plus notables à la suite des mouvements de mars 1848 fut la multiplication, d’ailleurs souvent anarchique, des Arbeitervereine dont le but avait été d’abord strictement « trade-unioniste », visant l’amélioration des sa­laires et des conditions de travail, mais qui devenaient rapidement des centres de formation et de discussion politiques. Ce fut le cas notamment des puissants Arbei­tervereine de Francfort, de Breslau et surtout de Berlin où, après les émeutes de mars, se constituèrent « sous les tentes » des clubs ouvriers qui professaient des doctrines socialistes : le jeune G.-A. Schlöffel y développa des idées babouvistes sur l’« égalité naturelle » ; W. Held estimait que l’avenir résidait dans l’alliance des classes laborieuses et de la monarchie contre la bourgeoisie libérale. Il existait dans la bourgeoisie avancée des éléments qui se rapprochaient, sous l’influence notam­ment du « socialisme vrai », des aspirations ouvrières : évolution qui était particulièrement sensible au sein des communautés issues du mouvement des Lichtfreunde et du Deutschkatholizismus dont les adhérents, comme Nees von Esenbeck à Bres­lau, le pasteur Dulon à Brême, Gustav von Struve dans le Pays de Bade, prirent la direction du mouvement socialiste. Entre les diverses classes qui participèrent aux travaux de ces communautés, se développa un esprit de « front populaire » qui fut en 1848 la forme de combat la plus efficace contre l’État patriarcal et chrétien.
Ces organisations ouvrières eussent cependant connu un développement anar­chique si elles n’avaient pas reçu, au cours de la révolution, un embryon d’organi­sation. Celui-ci venait d’une part de la Fraternité ouvrière sous la direction de Stephan Born, d’autre part de la Ligue des communistes sous la direction de Marx.
Autodidacte israélite, ancien membre de la Ligue des communistes, très populaire dans le milieu des Handwerker berlinois, Born avait constitué en avril 1848, avec divers artisans convertis au communisme comme l’orfèvre Ludwig Bisky, un Comité central des travailleurs pour lequel il éditait à Berlin un journal, Das Volk et avait fait prévaloir le principe d’une organisation autonome de la classe ouvrière. Dénonçant, contre l’opinion générale des artisans, la croyance dans le retour illu­soire de « l’âge d’or » de l’économie médiévale, il poursuivait un programme de ré­formes immédiates qu’il pouvait obtenir par la voie légale et qui serait appliqué dans le cadre des institutions existantes. En septembre 1848, il réussit à constituer une confédération d’associations ouvrières autour d’une centrale à Leipzig qu’il dénomma Fraternité ouvrière (Arbeiterverbrüderung) et qui pouvait s’appuyer sur des puissantes organisations professionnelles déjà existantes, notamment celles des imprimeurs et des cigariers. Il lui donna un journal, Die Verbrüderung et put bientôt s’adresser à deux cent trente cellules, soit vingt mille travailleurs. Hostile à la vio­lence, partisan de la Selbsthilfe (aide à soi-même), à la recherche de solutions lé­ gales et pragmatiques, Born était surtout soucieux de maintenir dans le monde du travaille souci de la dignité professionnelle, mais aussi la solidarité nécessaire à la défense des droits acquis. Aussi prit-il une part active à la lutte pour la constitution du Reich et monta-t-il sur les barricades de Dresde.
L’attitude de Marx à l’égard du mouvement révolutionnaire fut très différente. Après avoir fixé les dix-sept revendications du parti communiste en Allemagne, il s’était établi à Cologne où existait une active section de la Ligue des communistes qui avait organisé le 3 mars, devant l’hôtel de ville, une manifestation au cours de laquelle avaient été exprimées les aspirations du monde du travail. Marx cepen­dant avait jugé préférable de la mettre en sommeil pour participer aux travaux de l’Association démocratique, largement ouverte sur les libéraux, et prendre la direction d’un nouveau journal, la Neue Rheinische Zeitung qui devait soutenir les forces démocratiques au sein de la bourgeoisie allemande : « Tant que la Bastille restera debout, disait-il, les démocrates devront rester unis. » Bien qu’il se soit heurté sur le plan local, dans l’Arbeiterverein de Cologne, à l’opposition de son président An­dreas Gottschalk qui insistait sur une action purement ouvrière, il réussit à consti­tuer autour de la Neue Rheinische Zeitung un groupe fortement organisé que l’on put assimiler à un parti, qui disposait, dans le monde des travailleurs, des employés, des petits patrons, d’une presse disciplinée (Neue Kölnische Zeitung, Wächter am Rhein (Veilleur sur le Rhin), Zeitung des Arbeitervereins) et qui était susceptible d’organiser une agitation révolutionnaire dans la région rhénane. La Neue Rhei­nische Zeitung, à laquelle collaboraient les principales personnalités du socialisme de cette époque, Friedrich Engels et Wilhelm Wolff, Ernst Dronke et Georg Weerth, avait acquis en Allemagne une grande notoriété pour avoir défini une stratégie ré­volutionnaire européenne, préconisant la guerre contre la Russie tsariste, et une doctrine des nationalités dirigée contre le panslavisme des nationalités slaves d’Eu­rope centrale.
En présence de l’attitude réactionnaire de la bourgeoisie allemande, Marx se rendit compte, au début de l’année 1849, qu’une alliance entre elle et la classe ou­vrière était irréalisable et se rangea à l’idée d’un regroupement des forces ouvrières, qu’il voulait préparer à une révolution « social-républicaine ». Ses articles de la Neue Rheinische Zeitung firent dorénavant état du caractère « inéluctable » de la lutte des classes. Mais il fut surpris par les événements du printemps 1849 qui le me­nacèrent d’expulsion et mirent fin au journal le 19 mai. Si à cette époque, la pensée de Marx avait atteint certains milieux intellectuels et si certains journaux firent écho à la presse colonaise, comme la Neue Deutsche Zeitung que publiait à Francfort son ami Josef Weydemeyer, il serait fort excessif de prétendre qu’elle eût conquis la classe ouvrière.
Lorsque s’organisa, sous la direction du Zentralmärzverein, la lutte des forces démocratiques en faveur de la constitution du Reich, au printemps 1849, ce furent les ouvriers qui constituèrent l’élément le plus combatif ; dans différentes villes, l’insurrection prit un caractère de lutte de classe. A Elberfeld où la Landwehr avait fait rébellion, Engels lui-même tenta d’imposer un plan de guerre avant de partir pour le Palatinat où devaient avoir lieu les derniers combats. Ce fut à Dresde que se déroulèrent les événements les plus violents auxquels participèrent, outre les lea­ders des Vaterlandsvereine (Associations patriotiques) saxons, des personnalités aussi diverses que l’architecte de la cour Semper, le chef d’orchestre Richard Wagner et le révolutionnaire Bakounine. La défaite et la réaction venues, c’est à l’étranger que les partisans d’une démocratie sociale continuèrent à écrire et à lut­ter.
Il serait cependant inexact de penser que les tendances qui avaient prévalu dans le monde ouvrier au cours de la révolution eussent disparu du jour au lendemain du fait de la réaction. Émigré à Londres, Marx crut à une nouvelle flambée révolution­naire, venant cette fois de la petite bourgeoisie ; alors que la Ligue des communistes réorganisée à Londres travaillait à reconstituer ses sections en Allemagne, aux­quelles le Comité central envoya, en mars 1850, une circulaire annonçant l’imminence d’une révolution, Marx et Engels fondèrent une nouvelle revue à laquelle ils redonnèrent le nom de Neue Rheinische Zeitung et dans laquelle ils préconisèrent la révolution permanente, c’est-à-dire le passage inévitable de la révolution politi­que à la révolution sociale et prodiguèrent aux ouvriers allemands des conseils tac­tiques très précis, notamment le choix de candidatures ouvrières aux élections. Mais cet optimisme fut de courte durée : la reprise économique, due à la découverte desmines d’or de Californie, convainquit Marx au cours de l’année 1850 de l’im­possible avènement du socialisme dans un bref délai, ainsi que de la nécessité de mettre l’accent sur l’éducation propre au prolétariat. Mais, du fait qu’il rencontra à Londres une hostilité à ses thèses de la part de diverses personnalités de la Ligue, von Willich et Schapper, partisans d’une action putschiste sous l’influence du blan­quisme, Marx décida de transférer son siège à Cologne où il pouvait compter sur des amis dévoués qui avaient, notamment grâce à Heinrich Bauer, rendu à la Ligue une plus large influence en Allemagne que naguère dans les milieux intellectuels et ar­tisanaux, et où l’on pensait créer un organe théorique, la Neue Zeitschrift, destinée à un public démocratique. Mais l’arrestation d’un des membres de la Ligue, le tail­leur Peter Nothjung, entraîna la condamnation, par les jurés de Cologne, de sept membres influents à des peines de forteresse (novembre 1852) et, malgré la bro­chure de Marx, Révélations sur le procès des communistes de Cologne, la dissolu­tion de la Ligue.
Quant à la Fraternité ouvrière, elle resta longtemps influente et avait pu tenir, sous la présidence de Franz Schwenniger, successeur de Born, un congrès à Leipzig en février 1850. Nombreux étaient ses membres qui avaient fait partie de la Ligue des communistes, comme Karl Gangloff, imprimeur de la Verbrüderung ou Lud­wig Stechan, directeur à Hanovre de la Deutsche Arbeiterhalle. Mais elle fut, elle aussi, victime de la réaction et disparut en 1853. Ne survécurent en fait à la révolu­tion que les associations de compagnons (Gesellenvereine) catholiques que Kolping avait créées dès 1845 et qui comptaient 12 000 membres.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article229407, notice La révolution de 1848 par Jacques Droz, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 19 juin 2020.

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